Le féminisme, une utopie ?
Regard sur une histoire conflictuelle
 
Conférence prononcée le samedi 14 octobre par
MICHÈLE RIOT-SARCEY  
professeur à l’Université Paris VIII  

Compte-rendu réalisé par Christine COLARUOTOLO (journal La Durance)
Journal La Durance : http://ww2.ac-aix-marseille.fr/histgeo/Default.htm

Longtemps "invisibles" "dans le miroir de l'Histoire", leur histoire étant "longtemps écrite[…] avec de l'encre incolore"[1], les femmes apparaîtraient-elles enfin "visibles" c'est-à-dire sujets à part entière du devenir humain ?

 Cette question a été largement débattue, lors des derniers Rendez-vous de Blois, notamment lors de la conférence prononcée par l'historienne Michèle Riot-Sarcey sur "l'histoire conflictuelle" du couple féminisme et utopie. Utopie et réel étant étroitement liés selon elle.

D'ordinaire, la réflexion sur les 150 ans qui séparent l'acquisition du droit de vote pour les hommes et les femmes est présentée comme une énigme.

Il s'agit pour la conférencière de comprendre cette dissymétrie.

Michèle Riot-Sarcey dresse pour cela un panorama du processus qui, de la Révolution française à nos jours, maintient les femmes à l'écart de la loi générale et des droits communs.

Remontant à la Révolution française, la conférencière s'attache tout d'abord à souligner les liens entre les représentations collectives, politiques et la construction des catégories sociales.

Le 30 octobre 1793 Amar, rapporteur du Comité de la sûreté générale institué par la Terreur, défend l'exclusion des femmes du politique, au nom de leur faiblesse naturelle.

Dés cette période, il existerait d'un côté des droits naturels (égalité, liberté) qui transcendent les différences et de l'autre des différences naturelles qui elles ne peuvent être transcendées.

Individus incomplets, les femmes sont  mises à l'écart du droit commun et notamment du droit de cité. Est née alors la catégorie " femmes ", définie par leurs fonctions naturelles et investie du rôle spécifique de reproductrice, à qui l'accès à l'universalité des droits est rendu impossible.

Le XIXe siècle renforce et légalise la hiérarchie des sexes qui assigne à chacun d'eux un rôle précis.

 Le Projet de loi portant défense d'apprendre à lire aux femmes (1801) de Sylvain Maréchal, cité par la conférencière, est représentatif de l'esprit du temps.

Ce texte repose sur deux concepts clés : la nature et la raison.

Cet ouvrage dans lequel la différence de sexes, est dite créée par la nature, postule pour un usage différent de la raison selon les sexes.

Cantonnées dans le domaine privé " les femmes continuent de renoncer  au droit de cité dont elles ne sauraient remplir les devoirs" (Art 55).

Selon Michèle Riot-Sarcey, cette différence des sexes a servi de prétexte à l'exclusion des femmes, infériorisées par le code civil et réduites, au cours du XIXe siècle, aux seules fonctions compatibles avec leur "nature ".

En 1880 la loi Camille Sée, également évoquée par la conférencière, ouvre le lycée aux filles pour leur donner un enseignement laïque qui correspond aux attentes de la République. Il s'agit avant tout de former des mères capables d'éduquer de futurs citoyens, les matières nobles (latin, grec, philosophie) étant réservées aux hommes.

Au travers de cet exemple, la conférencière souligne que l'école publique est impensée et non interdite aux filles. Cette mise à l'écart des femmes n'ayant pas besoin de la loi.

Victimes des représentations collectives, les femmes ne sont pas représentées.

De la Révolution française à la démocratie représentative des Républiques du XIXe siècle, les principes d'égalité et de liberté, instrumentalisés, "ont été mis au service des privilégiés de la représentation politique toute tendance confondue" ajoute Michèle Riot-Sarcey.

N'est-ce pas au nom du socialisme que Proudhon récuse, en 1849, la candidature d'une femme, Jeanne Deroin, pour seule raison qu'elle est femme ?

La représentation politique a toujours été pensée au masculin.

Que l'universel soit strictement masculin ne trouble pas les consciences !

L'ensemble du système représentatif repose, selon la conférencière, sur le "socle mouvant de l'exclusion de l'autre et plus particulièrement des femmes".

" L'exclusion des femmes a donc été quasiment incluse dans la victoire de la République et de la Démocratie".

Michèle Riot-Sarcey invite aussi à repenser et à prolonger l'histoire conflictuelle du mouvement ouvrier et du mouvement féministe avec deux exemples à l'appui.  

Le premier exemple rappelle l'hostilité, en 1866, de la section française de l'Internationale, au travail des femmes. Ceci va à l'encontre de la décision du congrès de l'Internationale de Genève qui admet, en son sein, leur présence.

L'affaire Couriau, est également citée par la conférencière qui évoque l'histoire de ce typographe exclu en 1913 de la section lyonnaise du syndicat pour ne pas avoir interdit à sa femme de travailler dans un métier du livre.

Michèle Riot-Sarcey souligne aussi l'impossible conciliation entre émancipation collective et liberté individuelle. Car on ne peut envisager, selon elle, d'émancipation par affranchissement. Devenir sujet est une démarche individuelle qui nécessite de se dégager de toute tutelle du père et/ou du mari.

Des utopistes comme Fourrier ont remis en cause la famille en tant que bastion de

l'ordre social allant ainsi à l'encontre d'un des fondements de la République de 1848.

Ceci explique la lenteur du processus qui conduit à l'universalisation des droits.

L'obtention de la capacité civile de la femme mariée est acquise en 1938, le mari restant le chef de famille. Il faut attendre l'année 1965 pour que les femmes puissent bénéficier de la libre administration de leurs biens personnels et du libre exercice d'une profession.

Pour accéder à la représentation sociale, les femmes doivent passer par les représentations collectives et empruntent différentes voies. Cécile Brunschvig, nommée sous-secrétaire d'Etat par Léon Blum en 1936, choisit la voie politique pour accéder à la reconnaissance sociale. Avec la nomination de femmes au gouvernement, le Front Populaire fait l'économie d'une réflexion sur l'exclusion des femmes en politique.

Entre la nécessité d'avoir accès au droit commun et le besoin d'exister socialement la femme accède aussi à la reconnaissance sociale par la voie du différentialisme : la féminité.

Cette idée développée par la conférencière est reprise par l'historienne Joan Scott.

Cette dernière démontre le "paradoxe" entre l'affirmation de cette différence et dans le même temps son refus dénoncé "au nom des effets d'enfermement et d'assignation à une nature dont elles soulignent justement l'historicité"[2].

La confusion entre identité et égalité est, encore telle à l'heure actuelle, qu'il a fallu une loi particulière pour permettre aux femmes d'accéder au droit politique. Alors pourquoi avoir choisi la parité, parité qui s'est substituée à l'égalité ? interroge Michèle Riot-Sarcey.

La question actuelle de la parité est révélatrice selon la conférencière.

 Bien que les femmes aient accédé, à la Libération à la citoyenneté électorale, soixante ans après elles sont toujours exclues des institutions. Le problème demeure de faire accéder leurs particularités à l'universalité.

" Comment ne pas comprendre que l'inscription, dans la Constitution, d'une parité entre les sexes sanctionne l'échec de l'égalité par une légitimation de la différence de nature, reconnue dans l'exercice du pouvoir de représenter" demande la conférencière.

Pourtant avec le second sexe (1949) de Simone de Beauvoir " nous sommes entrées dans la voie de la liberté possible" précise Michèle Riot-Sarcey.

L'accès des femmes à la maîtrise de leur corps et au pouvoir sur la reproduction, dans les années 1970, marque une véritable rupture qui bouleverse les rapports des sexes.

Depuis, une ouverture est permise vers le devenir de l'individualité.

 Les femmes osent réclamer au nom de l'universalité réelle souligne la conférencière.

 Le féminisme, utopie d'hier ? d'aujourd'hui ? Utopie de demain ?

 Le féminisme a été et reste encore une utopie selon Michèle Riot-Sarcey qui conclut son intervention par une citation de Condorcet :

"[…] les droits des hommes résultent uniquement de ce qu'ils sont des êtres sensibles, capables d'acquérir des idées morales et de raisonner sur des idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l'espèce humaine n'a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d'un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens. "

Condorcet, Essai sur l'admission des femmes aux droits de cité.1790.

[1] Arlette Farge, l'Histoire sans qualité, Galilée, 1979.

[2] Joan Scott, La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l'homme, Paris Albin Michel, 1998.

Christine COLARUOTOLO

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