Compte rendu de la conférence de Geneviève JURGENSEN sur le thème "zéro accident, une utopie ?".

Compte-rendu réalisé par Jean-Luc CARL (BLOIS).

HISTOIRE
La sécurité routière a déjà une histoire suffisamment longue pour que l'on puisse analyser l'évolution des représentations, des objectifs et des slogans qui ont accompagné ses différentes phases. Je tenterai de le faire en attachant un mot à chacun de ces éléments qui ont à mes yeux une signification et conduisent vers cet objectif idéalisé de zéro mort dans les accidents de la
route.

PERIODES
Du début du siècle à l'année 1973, la gestion de la sécurité routière a existé mais sans relief particulier, une fois passée la période initiale de conflits entre les nouveaux usagers motorisés et les usagers traditionnels auxquels s'étaient ajouté les cyclistes, une longue période de croissance de la motorisation et de l'accidentalité s'est déroulée jusqu'au début des années 70.
Le nombre d'accidents ou de tués augmentait alors proportionnellement à la circulation et une réaction est apparue dans les médias et l'opinion, se manifestant par exemple sous la forme de  l'opération Marmande ville morte, tous les habitants d'une ville dont la population représentait la mortalité annuelle se couchant dans les rues pendant plusieurs minutes. L'organisation administrative interministérielle de la sécurité routière a été contemporaine de cette évolution de l'opinion publique, à la fois réponse à une demande et création politique qui donnait de l'importance à cette demande et contribuait à la développer. L'instauration de limites de vitesse généralisées, du port obligatoire de la ceinture de sécurité au milieu de l'année 1973 ont cassé cette pente ascendante et depuis la mortalité a été divisée par deux alors que le trafic a été multiplié par un facteur proche de trois. Cette phase décroissante n'a pas été uniforme, des périodes d'activisme productrice de nouvelles mesures ont été séparées par
des périodes de passivité, nous conduisant à la période actuelle qui est celle
des contradictions. Nous disposons donc d'une histoire courte mais précise avec deux périodes séparée par une révolution politique et culturelle au début des années 70, la gestion unilatérale par l'Etat, puis la gestion publique sous l'influence de multiples intervenants, médias, associations, chercheurs etc.

CONTRADICTIONS DANS LES METHODES
Deux apparaissent immédiatement :
-    alors que les épidémiologistes spécialisés qui ont "inventé" le terme d'accidentologie au début des années 1970 (en 1973 à l'hôpital de Garches) développent l'analyse d'un système complexe associant un usager, des véhicules et un environnement routier, gérés par un code spécifique, avec son propre système de contrôle et de sanction, chacun de ces éléments comportant de multiples facettes, nous voulons réduire cette problématique à des phrases de plus en plus simplificatrices : " 90% des accidents sont liés au comportement des usagers", "l'objectif du gouvernement est de réduire de 50% la mortalité en 5 ans" (comité interministériel de sécurité routière de novembre 1997). Le monde de la publicité et de la communication exige des slogans, le système en produit.
La question est : " peut-on gérer des situations complexes avec des slogans simples ?
-    dans une période où la notion de sécurité et donc de risque devient un enjeu majeur, politique et plus généralement de société, peut-on faire coexister des phrases aussi contradictoires que " le risque zéro n'existe pas" et "objectif zéro mort sur les routes" ?

CONTRADICTIONS DANS LES ATTITUDES
Elles sont multiples et se développaient depuis longtemps, mais elles ont acquis une visibilité et une crédibilité dans une période relativement récente :
-    volonté de lutter contre les émissions de dioxyde de carbone et contre l'effet de serre et production de véhicules de plus en plus puissants,
-    volonté de limiter la vitesse des véhicules et mise sur le marché de produits de plus en plus  performants alors que les assureurs ont documenté latrès forte augmentation du risque lié à l'usage de ces véhicules inutilement puissant. Pour la première fois cette année toutes les voitures produites en France peuvent dépasser 150 km/h et un tiers 200 km/h alors que la vitesse maximale autorisée par la réglementation est de 130 km/h,
-    volonté de "liberté" du conducteur dans son espace privé,"sa voiture", perception des règles de sécurité routière comme des règles d'une valeur secondaire et que l'on peut adapter à l'idée que l'on se fait de son savoir faire. Cette conception s'oppose radicalement à l'idée d'efficacité et de
valeur de société que l'on ne discute pas.

GESTION MEDIATIQUE
Si les décideurs politiques ont comme critère de leur action l'image qui leur est renvoyée par les médias, ils sont conduit à adopter les techniques de communication des publicitaires et des médias. Les slogans et les phrases à l'emporte pièce remplacent le discours argumenté. Il faut paraître et
exister, pas nécessairement agir de façon cohérente en privilégiant le long terme,
ces exigences étant de nature différentes. Des phrases telles que : "50% de tués en moins en 5 ans" ou "il faut brider les conducteurs et pas les moteurs", deviennent alors des pseudo-programmes politiques alors qu'elles ne reposent sur rien.

CULTURE
Souvent les comparaisons entre des attitudes "nordiques" et "méditerranéennes" dans la gestion de la sécurité routière se concluent par le constat de différences de nature "culturelle". Les Suédois ont une mortalité routière près de trois fois plus faible que la nôtre, ils respectent mieux les règles et les autres, et ces comportements n'ont aucun chance d'être observés en France où l'on peut même observer un "gradient nord-sud", le respect des piétons et des feux ou le port de la ceinture ne sont pas identiques à Strasbourg et à Nice.
Dans les situations les plus "sudistes", on rejoint le cri de guerre des phalangistes espagnols "viva la muerte", dont on oublie souvent de citer la seconde partie "abajo la inteligencia" ! Dans un cas l'attitude anti-sociale est dévalorisée et condamnée, dans l'autre la confrontation au risque et à la
mort conserve une valeur.

ZERO
Dans ce contexte, que peut signifier l'objectif "zéro tué sur les routes" ? Pour un Français une utopie absurde, il y aura toujours des morts sur les routes et le risque zéro n'existe pas. Manque de culture, manque d'imagination. Le risque n'est pas une entité insécable, il y a des milliers de formes du risque et chacun de ces avatars peut être neutralisé par des méthodes plus ou moins
efficaces. Un risque particulier peut être totalement neutralisé. La variole a été un facteur de risque majeur qui a totalement disparu de la surface de la terre, le virus ne se reproduisant que chez l'homme et la vaccination lui ayant supprimé son unique champ d'action. Le même objectif sera atteint prochainement pour la poliomyélite. Si l'on envisage les facettes multiples du risque routier,
des dizaines de solutions existent pour les neutraliser et le problème de leur acceptabilité, sociale, et donc politique, est souvent le critère majeur, plus que la faisabilité. Si l'on envisage l'accident par excès de vitesse, cette dernière étant évaluée par rapport à la norme de la route utilisée. Il est
facile de réaliser une régulation par positionnement à l'aide d'un satellite. Des expérimentations de ce type sont réalisées dans plusieurs pays. Un ordinateur de bord possède la carte des routes, le positionnement par satellite précise à 10 mètres près la position du véhicule, sa vitesse est limitée en fonction de la règle applicable à la voie sur laquelle il circule. L'excès de vitesse est
alors devenu impossible. Dans le concept suédois de "mortalité nulle sur la route", il faut voir une approche conceptuelle qui est le refus d'une fatalité de la mort routière, et envisage de traiter chaque facteur de mortalité comme une entité qui mérite analyse et recherche de solution, même si seulement quelques vies par an sont en jeu. C'est une attitude proche de la recherche de la qualité
maximale dans l'industrie, la recherche du "zéro défaut"  est l'inverse de l'attitude fataliste, "une production comportera toujours des défauts".

CONCEPT
Il faut donc replacer la notion de risque zéro dans un cadre conceptuel qui marque une rupture avec les gestions globales très réductrices et simplistes, imposées par les techniques médiatiques audio-visuelles et publicitaires.
Nous sommes dans un monde complexe et il faut savoir utiliser des approches qui prennent en compte un système dans lequel de multiples facteurs interagissent les uns sur les autres. L'épidémiologiste, l'ingénieur, le sociologue, l'économiste, le politique, vont alors devoir prendre en considération chacun de ces facteurs et chacune de ces interactions pour trouver une solution
acceptable à la question "que puis je faire pour donner la valeur zéro à ce facteur de risque là ?". Elle suppose que l'on ait une hiérarchie solide de nos valeurs et que nous soyons capables de placer le respect de la vie humaine avant le plaisir d'utiliser plus ou moins adroitement une centaine de chevaux ou plus. Il n'est pas évident que le concept du risque zéro sur la route puisse bénéficier d'autant de considération en France qu'en Suède.

AVENIR
Il est probable que nous n'aurons pas de consensus social sur un tel sujet dans les années à venir. Un combat entre des groupes ayant des références sociales et des échelles de valeur totalement différentes va persister. Un facteur nouveau va intervenir, la judiciarisation du risque routier au niveau des décideurs. Le traitement judiciaire du drame du sang contaminé, demain celui de l'hormone de croissance ou de l'amiante, marque une rupture historique dans le traitement judiciaire du risque. La recherche de la faute s'exerce en amont, au niveau politique le plus élevé. Le débat du printemps dernier devant le Parlement sur les limites à fixer pour les délits non intentionnels traduit une anxiété des politiques fasse à cette nouvelle forme de responsabilité. Les victimes ou leur famille vont demander aux responsables politiques, devant une cour de justice, pourquoi ils ont laissé mettre en circulation des véhicules qui vont beaucoup plus vite que les limites autorisées, alors que l'on sait depuis de nombreuses années qu'ils font beaucoup plus de dégât humains que les véhicules plus lents. Il ne peut y avoir de respect d'une fonction quand ceux qui l'exercent refusent d'assumer leurs responsabilités devant une cour de justice.

Geneviève Jurgensen
Directeur littéraire
Editions Bayard
3 rue Bayard - 75008 - Paris
01 44 35 69 97

 Liens vers les comptes-rendus disponibles, année 2000

Enseigner les utopies urbaines des XIXè et XXè siècles
L'idée d'Europe au XIXème siècle ou comment une utopie devient réalité
Utopie éducative, utopie pédagogique
par Ghislaine Desbuissons
Utopie éducative, utopie pédagogique 
par Jean Sérandour
par Jean Sérandour
Qu'est-ce qu'un lieu de citoyenneté?
Enseigner la vérité historique, une utopie?
par Ghislaine Desbuissons
Enseigner la vérité historique, une utopie?
par Jean Sérandour
Comment enseigner l'histoire de l'Europe ?
Le féminisme est-il une utopie?
L'ouverture des archives soviétiques 
par Christine COLARUOTOLO
L'ouverture des archives soviétiques par Françoise FERNANDEZ
La cité aujourd'hui, entre rêve et réalité
La Corée du Nord : l'utopie brisée du royaume ermite par Daniel DALET
La Corée du Nord : l'utopie brisée du royaume ermite
par Michèle DESNOS
Éducation, histoire et identité de l'Europe
De l'histoire de l'Europe à une citoyenneté européenne
La persécution des Juifs entre 1939 et 1944 en Loir-et-Cher
L’anthropologie historique du bonheur au temps des Lumières
Utopies et révolutions : des Lumières au XIXe siècle  
Réflexions et coups de cœur de Danielle Fauth
Mondialisation et utopie
Churchill entre histoire et légende
zéro accident, une utopie ?