Mondialisation et utopie  
Conférence inaugurale prononcée par JACQUES ATTALI, écrivain et président de Planète Finance

Compte-rendu réalisé par Françoise FERNANDEZ, responsable du département Histoire-Géographie, IUFM de Clermont. 
http://crdp.ac-clermont.fr/pedago/histgeo/7anime/colloques/blois2000/index.htm

 Conférence de Jacques Attali

L’utopie est un manque de nos sociétés contemporaines car la précarité organisée ne permet pas d'espérance pour le temps long

 Mondialisation et utopie sont deux notions contradictoires

 L’utopie se conçoit comme un lieu isolé, fermé, qui refuse le monde, l’étranger y est considéré comme l’ennemi, l’intrus. Le mot né au XVI° en Angleterre sous la plume de Thomas More s’applique à une île qui est le contraire de celle dans laquelle il vit. C’est le même sens dans "La cité du soleil" de Campanella ou la Thélème de Rabelais, cités imaginaires ou cités plus réelles que sont les missions jésuites du Paraguay, où les Indiens sont considérés comme des enfants sans mémoire donc purs.

La contrepartie de cet espace rêvé qui fait l’apologie de la pureté, c’est la xénophobie, l’idée que le monde est menace car lieu des métissages, changeant, alors que l’utopie est parfaite donc immuable. La contradiction est donc totale et conduit donc à envisager le monde à venir comme menaçant et à faire référence à un monde nostalgique d’un âge d’or intemporel : c’est ce qui nourrit par exemple les discours actuels sur la mondialisation comme menace de la souveraineté nationale, comme menace sur l’ordre climatique de la planète, sur la la mal bouffe…par exemples. Il faudrait en contre partie que la société se ferme à tout ce qui la met en cause ; c’est aujourd’hui  la dimension la plus présente dans les déclarations et les comportements, la recherche constante de distanciation par rapport à de grands ensembles, l’affirmation de soi comme le régionalisme par rapport à l’Europe, le nationalisme par rapport à une vision globale de la planète.

 Comment tenter de penser la mondialisation comme la gestion du projet utopique ?

 Le monde pourrait  être une forme achevée de juxtaposition d’utopies similaires ce qui peut engendrer suivant comment on l’interprète une vision de rêve ou de cauchemar. Cauchemar d’une société totalitaire s’imposant au monde comme ce furent les projets d’Hitler ou de Staline, comme ce sont tous les discours des sectes prosélytes juxtaposés. Rêve, celui qui domine la société moderne, la société idéale repose sur des principes simples, liberté et démocratie, marché et démocratie, à construire pour nous et en même temps chez les autres. Ce rêve a conduit à accepter la décolonisation en partant du principe que nous avons le droit d’intervenir chez eux pour construire la démocratie, c’est le principe du droit d’ingérence. Non seulement nous avons le droit mais aussi le devoir d’intervenir, l’obligation morale ou de raison de réaliser sa propre utopie chez les autres, donc au devoir d’ingérence ; c’est aussi le sens de la survie de notre propre système , assurer la démocratie chez les autres, c’est garantir la nôtre, donc l’intérêt bien compris des interdépendances.

 Notre société est-elle une utopie à promouvoir ?

 Si l’on prend l’exemple de la Serbie on peut dire : je vous aide à devenir une démocratie, je ne vous aide pas si vous ne l’êtes pas, je prononce même à votre égard des sanctions, un boycott, si vous ne mettez pas en place une démocratie respectueuses des Droits de l’Homme…et de l’économie de marché ! Aujourd’hui, après la faillite des deux grandes utopies du XX°, l’utopie sociale est vécue comme le respect du produit de l’Homme, le mode d’organisation de la valeur absolue de l’utopie. De multiples classements sont possibles mais l’on peut retenir quatre valeurs pour l’utopie :

·         L’éternité : ne pas mourir ! le paradis est la première des utopies, plutôt celle de l’immortalité, qui a donné les pyramides, la gloire, l’héritage, le nom transmis  et qui nous revisitons aujourd’hui avec la recherche médicale, le clonage….

·         La liberté : l’homme ne se réalise que dans la liberté de choisir, d’être, ( jusqu’à celle du suicide, de l’euthanasie..) avec des limites(je ne peux pas choisir de ne pas naître, de choisir ma langue maternelle) Toutes nos sociétés modernes l’ont choisi.

·         L’égalité comme correctif au vécu des sociétés, supposant parfois de remettre en cause la liberté, au XVIII° on a théorisé la liberté que l’on a expérimentée au XIX°, au XIX° on a théorisé l’égalité expérimentée au XX°.

Ce sont trois utopies égoïstes, il y en a de plus altruistes comme l’amour » je trouverai mon bonheur dans celui de l’autre ». Aujourd’hui ces trois utopies se sont fracassées  dans diverses caricatures .Ce qui reste c’est l’utopie de la liberté, la liberté économique du marché, la liberté politique de la démocratie dans le cadre de la mondialisation .Marché et démocratie se renforcent l’un de l’autre. L’occident impose une vision idéale de juxtaposition de modèles utopiques. Serait-ce la fin de l’Histoire c’est à dire la généralisation de la démocratie et du marché dans un monde non belliqueux ? C’est faux car de nouvelles contradictions vont naître.

L’utopie d’aujourd’hui suppose que le marché fonctionne dans une absence de frontières, il est mondial par essence alors que par nature, la démocratie suppose une frontière, un territoire d’où la contradiction : le marché contredit la démocratie, sa force contrecarre la démocratie. C’est le cas de la force du marché par rapport à la force des devises : il y a trente ans, les banques centrales pouvaient mettre de quoi résister pendant un an aux attaques de leurs devises, aujourd’hui pendant huit heures !

Le marché et la démocratie sont deux processus de décision collective, le marché suppose la décision unanime, la démocratie, le ralliement de la minorité à la décision de la majorité. Quand la minorité est assez puissante que se passe-t-il ?les minorités riches refusent d’accepter la règle  de la majorité, je refuse de payer des impôts pour des banlieues pauvres, je refuse de payer des frais de santé pour des indigents…

La liberté suppose le droit de changer, de producteur, de consommation, d’employeur, d’employé, c’est par excellence le règne de la précarité revendiquée comme expression suprême de la liberté. Pour survivre on peut retrouver des utopies religieuses, construire un projet autour du divertissement au sens pascalien du terme , la démocratie, le marché, les distractions : c’est le monde actuel dans lequel le tourisme est en passe de devenir la première industrie mondiale, où le voyage est l’expression du moi d’abord, la négation du collectif, comme dans le voyage de la drogue. Il définit trois sortes de gens, les nomades riches, nous, les nomades de misère, les migrants, au milieu une classe moyenne qui se nourrit du nomadisme virtuel de la télé, des jeux vidéo, qui contemple le voyage des autres.

 En conclusion, comment aller plus loin ?Le   monde est l’émergence de notre utopie, la planète est une petite île de la galaxie, la distance s’efface, le monde est un village, sans maire ni policier, ni juge, 80% de ses habitants vivent dans un seul immeuble, sans eau potable….si l’on redistribuait équitablement les richesses de la planète, le revenu des français diminuerait de moitié ! Les idées sont là, il faudra peut être un siècle pour les mettre en œuvre, en simplifiant l’organisation des nations, à cet égard l’Europe n’est pas qu’une utopie pour elle même, mais un modèle possible. Carlos Castaneda qui a étudié les indiens Akis a retenu d’eux que l’homme au cours de sa vie rencontre quatre ennemis, la peur qui naît de l’ignorance et que l’on peut dominer par la raison ; arrive ensuite la clarté, c’est à dire la croyance que la science peut tout dominer. Quand on l’a mise en doute,  il y a l’exercice du pouvoir, quand on le domine vient la mort. Il nous faut apprendre à avoir peur de la mort par l’exercice du pouvoir.

 Liens vers les comptes-rendus disponibles, année 2000

Enseigner les utopies urbaines des XIXè et XXè siècles
L'idée d'Europe au XIXème siècle ou comment une utopie devient réalité
Utopie éducative, utopie pédagogique  par Ghislaine Desbuissons
Utopie éducative, utopie pédagogique  par Jean Sérandour
Qu'est-ce qu'un lieu de citoyenneté?
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Enseigner la vérité historique, une utopie? par Jean Sérandour
Comment enseigner l'histoire de l'Europe ?
Le féminisme est-il une utopie?
L'ouverture des archives soviétiques 
par Christine COLARUOTOLO
L'ouverture des archives soviétiques par Françoise FERNANDEZ
La cité aujourd'hui, entre rêve et réalité
La Corée du Nord : l'utopie brisée du royaume ermite par Daniel DALET
La Corée du Nord : l'utopie brisée du royaume ermite par Michèle DESNOS

Éducation, histoire et identité de l'Europe
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L’anthropologie historique du bonheur au temps des Lumières
Utopies et révolutions : des Lumières au XIXe siècle  
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