Enseigner la vérité historique, une utopie? Conférence de l’Inspection générale
de l’Education nationale, prononcée par DOMINIQUE BORNE |
Compte-rendu
réalisé par Jean
Sérandour,
IA-IPR
de l'Académie d'Aix-Marseille (La Durance)
Journal La Durance : http://ww2.ac-aix-marseille.fr/histgeo/Default.htm
Question
essentielle que celle abordée à Blois ce samedi 14 octobre par Dominique
Borne. Essentielle pour qui s’évertue à comprendre et reconstruire le passé,
essentielle aussi pour qui se fait un devoir d’enseigner l’histoire aux
collégiens et aux lycéens.
Réflexion
incontournable et salutaire pour chacun d’entre nous qui s’applique, à
son niveau,
à
donner le sens de l’histoire et qui prend quotidiennement conscience de la nécessité,
pour ce faire, de choisir entre les faits advenus, distinguant l’essentiel
de l’accessoire pour convaincre et conduire les adolescents
d’aujourd’hui à la compréhension du passé.
Assistant
à cette conférence, nous nous sommes souvenus spontanément que
l’historien et épistémologue allemand Reinhardt Koselleck, dans son
ouvrage remarquable « Le futur passé » (EHESS, 1990), écrivait :
"Les
faits eux aussi… dépendent du jugement. Louis XVI – pour reprendre un
exemple de Gentz [1794] – a-t-il été assassiné, exécuté ou même puni ?
La vraie question historique est là et non pas dans le fait
qu’un couperet de guillotine de tel ou tel poids a détaché sa tête de son
corps".
Les
lignes qui suivent s’efforcent de rapporter l’essentiel de
l’argumentation développée par Dominique Borne. Il peut se faire que
notre rédaction inclut des éléments issus de la réflexion propre de
l’auditeur intéressé que nous avons été ; nous espérons, pour
autant, ne pas avoir trahi le message du conférencier.
Jean
Sérandour.
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Dominique Borne introduit sa conférence par une citation de Maurice Sartre qui apporte d’emblée une réponse : « La vérité en histoire, dont on conviendra aisément qu’elle relève de l’utopie ». Il est cependant nécessaire d’y réfléchir, d’y apporter des nuances, d’en percevoir les enjeux.
L’histoire est ressentie à l’Ecole comme un récit vrai ; mais ceci est de l’ordre du désir, des nécessités du scolaire. Pour les élèves le professeur dit la vérité, c’est une chose dont chacun convient aisément. Et l’enseignant, pour être crédible, doit faire « effet de vérité ». Il répond ainsi à la logique scolaire, laquelle ne prend pas toujours en charge les contradictions et les incertitudes inhérentes à toute recherche. Peut-on dire aux élèves, au fond, que l’histoire ne dit pas toujours la vérité ? Difficile. Et pourtant formateur est l’accompagnement attentif de la démarche d’exploration du passé.
L’histoire est une utopie, on doit en convenir. L’histoire n’a pas de lieu, autre qu’intellectuel. Elle ne renvoie pas à un réel tangible. Le passé est révolu ; l’histoire ne reconstitue pas, elle n’est pas une résurrection. Contrairement aux représentations communes, l’histoire n’est pas reconstitution du réel.
Deux écoles historiques ont affiché une ambition forte dans leur tentative de reconstruction du passé : l’histoire marxiste et l’histoire sérielle.
La première a défendu dans l’histoire l’idée d’un socialisme scientifique. Si le socialisme était scientifique, on s’acheminerait vers la fin de l’histoire. L’histoire est vraie si elle va vers une fin nécessaire. Le caractère fondamentalement utopique du socialisme a fait de lui un moteur de l’histoire – les années Pol Pot au Cambodge l’ont tragiquement illustré ; et ce caractère utopique lui conserve encore un avenir.
Evoquant les travaux de François Furet et des tenants de l’histoire sérielle (P. Chaunu, M. Vovelle) Dominique Borne souligne qu’ils ont ouvert une réflexion salutaire sur la longue durée. Cette histoire a apporté des éclairages partiels sur une sorte de système des systèmes, grâce à une démarche qui se voulait approche attentive de la vérité. Leurs travaux mêmes, en dépit de leur ambition affichée, ont montré le caractère utopique de cette quête.
L’évocation de quelques productions historiennes majeures montre bien la réalité du projet de recherche de la vérité et, dans le même temps, sa vanité.
Le dimanche de Bouvines de Georges Duby illustre, d’une certaine manière, le désir constant de l’historien d’en rester "aux faits vrais". C’est une belle occasion de partager l’optimisme de l’histoire positiviste : atteindre une part évidente de vérité, dans une mise en scène – en contexte – fidèle de l’événement (la date, le jour, le temps qu’il faisait…). Mais en définitive, l’histoire manque là une partie de son projet de vérité car, au fond, elle s’intéresse moins à des faits qu’à des relations.
Pour Jacques Le Goff dans sa biographie ambitieuse de Saint-Louis, son Saint-Louis est-il le vrai personnage ? le miroir du personnage ? les images que s’en faisaient certains de ses contemporains ? Où est la vérité ? Elle est probablement au croisement des trois approches
La
France des Lumières de D. Roche nous permet de comprendre les différents
niveaux de la réalité historique vécue de façon diverse par les hommes du
XVIIIème siècle : ces différents points de vue permettent
assurément d’approcher la compréhension de la France du XVIIIème
siècle. Est-ce la vérité pour autant ?
Un apport essentiel à cette réflexion sur le travail historien est à mettre au crédit de Paul Ricoeur qui dans son ouvrage Temps et récit identifie trois moments de l’opération historique : la phase documentaire, la phase d’explication/compréhension, la phase de représentation. Il met en évidence l’intention historienne de re-présentation du passé, "de mise en intrigue", mais rappelle aussi les procédures de vérité de ce projet. Il est ainsi reconnu que le document ne parle pas tout seul : c’est la question qui lui donne sens, qui le fait parler ; et par cette procédure de questionnement attentif il y a des choses que l’on peut établir en vérité. L’histoire s’alimente de "faits vrais" dans sa tentative de reconstruction du passé.
La démarche d’enseignement peut tirer profit des apports de Paul Ricoeur. Tout enseignant doit être conscient que :
l’histoire
est une discipline scientifique : elle met en œuvre des procédures
de vérité
on
fait du récit en histoire
les
deux caractères ne sont pas contradictoires.
Pour l’enseignant se pose notamment le problème du statut du document, de l’œuvre. Le document, quand il tombe dans le domaine scolaire, devient "source de vrai". La question du vrai et du faux à ce propos n’est pas pertinente. L’œuvre est là, à prendre en compte, sans chercher à savoir si elle dit la vérité.
Pour le reste, en termes de démarche et de réflexion sur l’histoire, il faut nouer devant les élèves ces procédures de vérité et ces procédures de récit nécessaire. Le récit est conçu avec une intention de vérité ; la "mise en intrigue" selon Ricoeur est une recherche d’intelligibilité. Ce récit résulte d’un choix, opère une sélection entre les faits, met en relief des relations, des idées, des enjeux, dans une recherche attentive du sens à transmettre. Le débat vrai/faux n’est pas sur le fait mais sur le sens de l’événement ; il n’est fécond qu’à cette condition. Or ce qu’il importe d’enseigner c’est le sens et la compréhension, en montrant qu’il y a aussi des moments de vérité. Cette démarche historienne doit être expliquée aux élèves. Et les occasions ne manquent certes pas.
A propos de la Grande Guerre, peut-on poser la question, comme on l’a souvent fait : qui est coupable ? Le regard porté par l’historien sur cette période a évolué. Doit-on encore explorer les causes lointaines et proches pour comprendre le sens de cet événement considérable ? Il paraît absurde de rechercher ces causes pour tenter une explication : l’événement ne s’explique pas. L’illusion d’un enchaînement presque mécanique des faits et d’une mise en œuvre "naturelle" des volontés ou des projets, écarte au fond la signification forte de l’événement : le problème est de savoir comment les hommes et les femmes ont pu supporter ce drame, comment ils y ont participé ; c’est cette étrangeté qui interpelle les historiens aujourd’hui dans leur recherche de la compréhension de ce passé. Dans le même ordre d’idée, il faut évoquer l’étrangeté de la Révolution française : là aussi s’ouvre le chemin vers la vérité, vers la signification de l’événement, et beaucoup moins dans l’inventaire appliqué des "faits vrais".
Ainsi, dans le travail historien, comme dans sa traduction scolaire au niveau de l’enseignement, le piège de vérité se trouve dans la recherche du déterminisme des causes (cf. les belles leçons, illustrées et convaincantes, sur La Révolution française, La Guerre 14-18 ou La crise de 1929). Il n’y a pas de déroulement nécessaire de l’histoire.
Quelle vérité retenir – si vérité il y a – d’un événement comme la bataille d’Austerlitz ? Est-ce l’exposé des mouvements de l’aile gauche de l’armée napoléonienne et de son aile droite, l’analyse de la stratégie, du plan… le bilan des morts et des blessés ? La vérité est peut-être mieux garantie dans la fiction littéraire qui restitue l’événement vécu au niveau du simple combattant.
Concernant Jeanne d’Arc aussi, l’historien s’interroge, nécessairement, dans sa quête de la vérité. Sous cet angle, quelle proposition est la plus satisfaisante : Jeanne d’Arc a entendu des voix, Jeanne d’Arc a cru entendre des voix, Jeanne d’Arc a dit avoir entendu des voix. La question posée au passé et la formulation même de la réponse conditionnent l’approche du vrai.
La
responsabilité de l’historien est, naturellement, posée. Le travail de
"reconstruction" du passé n’est pas neutre, il n’est pas sans
risque. L’histoire peut tuer la mémoire, mais aussi rééquilibrer les mémoires
concurrentes, apaiser les mémoires blessées, des mémoires parfois aveugles
aux malheurs des autres. L’historien est en quelque sorte un psychanalyste
de la mémoire
Au-delà
de cette réflexion sur la recherche utopique de la vérité, une nécessité
se dégage : celle de maintenir l’exigence de vérité, c’est à dire
l’intention de vérité et les procédures de vérité dans le travail
historien.
Jean SERANDOUR (IA-IPR) |