Utopie éducative, utopie pédagogique

Débat parrainé par Le Monde de l’Education Rendez-Vous de l'Histoire de Blois le vendredi 13 octobre 2000.
Animateur : ANTOINE PROST, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne  
Participants :
PIERRE CASPARD, directeur du service d’histoire de l’éducation, INRP, MARCEL GRANDIÈRE, professeur à l’Université d’Angers, JEAN-NOËL LUC, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, ANNE-LINE ROCCATI, rédactrice en chef du Monde de l’Education.

Compte-rendu réalisé par Jean Sérandour, IA-IPR de l'Académie d'Aix-Marseille (La Durance)
Journal La Durance : http://ww2.ac-aix-marseille.fr/histgeo/Default.htm

 Argument : Les utopies éducatives proposent un idéal éducatif qui n’implique pas forcément la forme scolaire. Les utopies pédagogiques proposent une école idéale en contraste avec l’école réelle. Mais beaucoup d’utopies pédagogiques reposent sur des utopies éducatives. Comprendre cette articulation paradoxale est l’enjeu de ce débat.

Antoine Prost, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et meneur de jeu dans ce débat, propose d’organiser les échanges autour de quatre idées :

1.      l’utopie pédagogique comme point de passage obligé des utopies politiques

2.      l’utopie naît de la conscience de l’obstacle, apportant en la circonstance une aide à le surmonter

3.      l’utopie mobilisée pour mettre en œuvre un projet

4.      des constantes dans les utopies pédagogiques ?

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  1. l’utopie éducative comme point de passage obligé des utopies politiques

L’évocation des grands utopistes Platon, Thomas More[1], Campanella[2], Comenius, Cabet[3], montre que les cités idéales reposent sur la puissance du système d’éducation. Dans les cités apaisées, l’éducation permet d’éviter les guerres civiles. Le projet repose clairement sur le déni des éducations parentales ; les parents sont d’ailleurs éliminés de la cité, on leur arrache leurs enfants assez tôt. L’affiche des 3èmes Rendez-vous de Blois est particulièrement illustrative de ce projet : sous le portrait du grand Lénine la rangée des tout jeunes enfants, sans aucun intermédiaire.

            Pour Comenius l’éducation est à l’image de l’imprimerie (débit, organisation…).

Dans ces utopies, la méthode est celle d’un apprentissage rapide, dans la joie et la bonne humeur ; les contraintes économiques sont absentes. Nous avons affaire à des sociétés d’abondance, mais aussi à des sociétés immuables où le changement est interdit.

La première utopie politique est celle de la toute-puissance de l’éducation. Au XVIIIème siècle l’utopie a comme finalité de régénérer la nation.

  1. l’utopie comme arme : elle naît de la conscience de l’obstacle et de la volonté de le franchir :

            Le mythe de la toute puissance de l’éducation tourne le dos à la pédagogie laquelle est liée à l’obstacle et à la manière – et à l’effort – de le surmonter. L’élève n’est pas une cire molle.

Sous cet angle, l’utopie permet de redonner la première place à la pensée, et de s’évader du quotidien. Elle permet de "relever le nez du guidon". Arme contre la sclérose des pratiques quotidiennes, elle se révèle nécessaire pour réformer ; en reprenant Rousseau : prenez l’inverse des pratiques et vous ferez presque bien à coup sûr.

            L’utopie part d’un constat d’échec et, en rêvant l’avenir, devient le moteur des politiques éducatives. Cependant, elle entretient toujours une relation avec le réel . L’utopie est à l’image du monde inversé, celui que renvoie le miroir ; là est le rapport au réel, à la fois distant et familier.

  1. l’utopie mobilisée pour mettre en œuvre un projet :

Quand elle est appliquée en tant que système, l’utopie éducative échoue. Elle conduit à l’oppression quand elle est reprise par le politique ; l’histoire récente du Cambodge ou de la Corée du nord en est une tragique illustration. Le XXème siècle nous apporte de nombreux autres exemples.

Au XVIIIème siècle, l’École n’est pas encore un sujet politique : on ne parle pas vraiment de l’École, alors qu’il y a déjà une instruction très large des populations, des hommes exclusivement il est vrai.

  1. des constantes dans les utopies pédagogiques 

Il est intéressant de remarquer que les principes de L’Émile de Rousseau trouvent une réalité aujourd’hui dans la position permissive des familles : laisser l’enfant libre, libre de se heurter aux choses, pour apprendre à se comporter face à la réalité du monde. Cette position est valable pour l’enseignement des sciences (qui ont affaire à des objets tangibles), beaucoup moins pour la culture. C’est bien Rousseau qui a proclamé : « Je hais les livres ! ». Surprenant quand même pour un écrivain.

Les utopies pédagogiques, dans la mouvance « Pédagogie Nouvelle » – l’École  Freinet mise à part – remettent en cause le système d’autorité. Elles privilégient la situation ludique et mettent entre parenthèses les contraintes sociales.

L’introduction du débat "politique" à l’École (éducation civique au collège et surtout ECJS au lycée) a pu apparaître comme la prise en compte d’une utopie pédagogique : celle de la rupture avec la transmission d’un savoir et de la reconnaissance de la libre expression de l’élève. Sa mise en application montre néanmoins la force des principes de réalité qui permettent à l’École de continuer à fonctionner. Il n’est pas possible de débattre de tout, n’importe comment, sans règles, sans projet réfléchi. Ainsi le détour par l’histoire permet de "refroidir" le sujet pour un débat plus efficace parce que distancié. Les procédures pédagogiques retenues peuvent apparaître aux élèves comme de l’ordre de la contrainte dans ce qu’ils pouvaient considérer, au départ, comme un espace de liberté qui leur était accordé.

L’informatique appliquée à l’enseignement revêt bien des caractères d’une utopie pédagogique :

-   utopie technique, opératoire : elle se caractérise par son incapacité à prendre en charge une entrée dans la culture

-   utopie politique : elle est présentée de manière péremptoire comme la solution à beaucoup de problèmes. Or l’informatique n’est qu’un outil, et le restera nécessairement.

Il y a une sorte d’utopie à proclamer la liberté de l’enseignant. Celle-ci est  réelle, sous bien des aspects, mais enserrée dans des contraintes multiples. Les programmes scolaires apparaissent comme les freins majeurs à cette liberté. L’enseignant conserve pourtant une réelle liberté face à ces programmes, mais sait-il en user ? Le problème posé est au-delà de la question "finir ou non le programme". Elaboration d’un projet personnel, choix des démarches et des supports, organisation du travail des élèves, gestion du temps…  les professeurs sont maîtres dans leur classe. Sauf s’il s’agit de classe d’examen.

[1] Utopie, 1516

[2] La cité du soleil, 1623

[3] Voyage en Icarie, 1842

Jean SERANDOUR (IA-IPR)

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