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Compte rendu
"Rendez-vous de l'Histoire"

Table ronde du vendredi 22 octobre 1999 sur
 
"faim et ravitaillement"
Intervention de Catherine Virlouvet 

L'intervention sera centrée sur la manière dont les autorités ont organisé le ravitaillement de la plus grande ville du monde antique, Rome. La période chronologique envisagée ira du IIe siècle av. J.-C. au IIe siècle ap. J.-C. Le discours sera centré sur l'approvisionnement en céréales, base de l'alimentation de la population à l'époque.

    Introduction : dans un monde où les contraintes techniques en matière d'approvisionnement sont beaucoup plus fortes qu'à notre époque (rendements agricoles faibles, conditions de transport aléatoires), approvisionner régulièrement et à prix modérés une très grande ville en denrées alimentaires dépasse largement les forces des entreprises privées, et nécessite plus encore qu'aujourd'hui une intervention lourde des pouvoirs publics".

I - De la seconde moitié du IIe siècle av JC, à la fin du Ier siècle ap JC, une situation d'extrême tension.

        A - Une formidable croissance démographique.

- Des estimations fiables : on passe de quelques centaines de milliers d'habitants (400 000 ??) à la fin du IIe, à un million environ au début de l'Empire. Pour mémoire, on rappellera que ce seuil de population est atteint seulement en 1800 à Londres et en 1850 à Paris.

- Cause majeure de la croissance : l'exode rural par changement des structures de propriétés et d'exploitation de la terre en Italie.

         B - Des conditions d'approvisionnement difficiles

- Aux contraintes techniques rappelées en introduction et qui sont communes à toutes les villes d'Ancien Régime, s'ajoutent des difficultés liées au site de Rome : 30 km de la mer et de son port, Ostie, à l'embouchure du Tibre, ne pouvant accueillir des navires de fort tonnage, dans une région qui n'est pas une terre à blé. Nécessité d'un recours aux importations en provenance de régions de plus en plus lointaines (Etrurie, Campanie, Sicile et Sardaigne, puis Afrique, actuelle Tunisie, Egypte), des importations qui s'effectuent essentiellement par voie d'eau (contrainte des transports d'AR) ; or, la ville n'a pas de port de haute mer à moins de 200 km au sud (Pouzzoles). Brève description du système d'acheminement et de stockage (indispensable car la circulation maritime est dangereuse en hiver) des denrées entre Pouzzoles, Ostie et Rome.

- Une instabilité politique chronique pendant tout le Ier siècle av JC : période des guerres civiles entre généraux qui met un terme au régime républicain avec l'avènement d'Auguste comme empereur en 27 av JC. Des "politiques" du ravitaillement changeantes au gré des hommes au pouvoir (ex. autour de la question des distributions de blé à prix réduit). Des troupes à nourrir sur le territoire italien. Rome victime des stratégies militaires de blocus (ex. de l'action de Sextus Pompée en Sicile en 36 av JC). Présence aussi d'insécurité dans l'empire ; piraterie dans le bassin méditerranéen.

         C. - De fréquents mouvements de mécontentement au sein de la population de la ville.

- Des émeutes de disette : nos sources ne mentionnent pas de famines à proprement parler, mais plutôt des situations de disettes, une raréfaction de l'offre en céréales sur le marché qui fait grandement enchérir les prix. La population est en état de se révolter. Les émeutes sont en grande partie le fait de la population laborieuse de Rome (on ferme boutique pour aller protester).

- Dirigées contre les autorités politiques - les pillages des maisons privées semblent assez rares, la population se retourne contre le sénat et les principaux magistrats (ex. les triumvirs en 36, l'empereur Claude en 51). Le soin de l'approvisionnement régulier de la ville en denrées à bon marché est considéré comme un devoir pour les gouvernants. Sentiment d'ailleurs unanime dans les cités antiques: elles ont des magistrats (à Rome les édiles) dont un des rôles est de réprimer les fraudes sur les marchés et d'intervenir en période de crise pour acheminer du blé vers la cité, mais en période de crise seulement, à la différence de l'organisation régulière qui se met peu à peu en place à Rome pour résoudre la situation que l'on vient de décrire. Cette organisation répond d'abord à un souci politique de maintien de l'ordre public dans la capitale de l'empire.

II - Les réponses des autorités aux problèmes de ravitaillement.

          A - Des moyens d'action importants.

- Un immense empire territorial, pourvu de terres productrices de blé (à une époque de plus faible rendement, le pourtour méditerranéen cultive le blé plus qu'aujourd'hui : Espagne, Italie du sud, Afrique du Nord, Egypte, Asie Mineure). Fin du IIIe siècle av JC, organisation en provinces, soumises à un impôt (en argent ou en nature, sous forme de dîme), de la Sardaigne, de la Sicile, de l'Espagne, milieu du IIe siècle, organisation de la province d'Afrique, fin du IIe siècle de celle d'Asie, fin du Ier siècle av JC, création de la province d'Egypte. Ne signifie pas que toutes ces régions livraient automatiquement du blé à Rome, mais potentialité pour toutes et organisation régulière pour la Sicile, l'Afrique et l'Egypte.

- Un empire en paix à partir du règne d'Auguste (la fameuse paix romaine).

          B - Des mesures politiques.

Elles sont prises au coup par coup, pour répondre à des situations de crise. Elles finissent par aboutir à une organisation stable.

- L'instauration au profit de la population citoyenne de Rome de distributions mensuelles de blé à prix réduit (puis gratuit à partir de 58 av JC). Des travaux récents ont pu montrer que cette mesure, adoptée sous le tribunat de Caius Gracchus en 123 av JC, dans un contexte de difficultés d'approvisionnement pour Rome, même si elle a un caractère éminemment politique et s'insère dans le mouvement gracchien cherchant à renforcer la participation politique du populus romanus dans son ensemble, a aussi à l'origine une portée économique certaine. Pour la première fois, l'Etat était amené à intervenir de manière régulière sur le marché des céréales. La loi gracchienne prévoyait également la constitution d'un réseau de greniers publics, et donc l'organisation par les autorités d'une politique de stockage.

- La prise en charge, par les membres de l'oligarchie dirigeante, d'une politique de construction et d'amélioration des infrastructures portuaires et de stockage. Ex. à Rome même, la Porticus Aemilia, construites par les édiles de 193 av JC, le long du Tibre, près du port fluvial localisé entre Testaccio et Aventin, et conçue comme un vaste hangar pour le déchargement et le stockage des denrées en provenance d'Ostie par le fleuve ; ou les Horrea Galbae, vastes greniers situés derrière ce hangar, propriété, au premier siècle av JC, de la famille du futur empereur Galba (les Sulpicii Galbae) ; et surtout, exemple des améliorations progressives apportées par les empereurs du ler siècle ap JC, pour rendre le port d'Ostie capable d'accueillir les navires de haute mer et réduire ainsi le problème de la rupture de charge à Pouzzoles, jusqu'alors incontournable : reprenant un projet abandonné par César à la fin du Ier siècle av JC, Claude fait aménager un vaste bassin, qui s'ensable vite ; c'est Trajan qui règle définitivement le problème avec la construction du canal en eau profonde et du fameux bassin hexagonal de Portus, encore bien visible aujourd'hui lorsque l'on quitte Rome par avion.

- La mise sur pied d'une administration impériale permanente, la préfecture de l'Annone.Très progressive également, en réponse aux crises. L'insuffisance des édiles de la plèbe (2 magistrats renouvelés tous les ans, et qui n'avaient pas que la surveillance de l'approvisionnement parmi leurs fonctions) amène le recours de plus en plus fréquent, en période de crise, à des Magistrats exceptionnels. Ex. de la fonction de curateur de l'annone exercée plusieurs années par Pompée entre 56 et 52 av. J.-C. au moins. Création par César, durant sa dictature, de deux édiles supplémentaires, les édiles cériales, spécialement préposés aux questions de ravitaillement. Auguste lui aussi curateur de l'annone en 22 av. J.-C., à la suite d'une émeute de la population. Enfin, création par Auguste de la préfecture de l'annone vraisemblablement en 8 ap JC. au sortir d'une période de disette entre 5 et 7.

Les services de la préfecture, tels qu'on les voit fonctionner par la suite, en particulier à travers la documentation épigraphique et juridique, mettront presque un siècle à se constituer, mais le pas essentiel est franchi. Le soin de l'ensemble du ravitaillement de la ville est confié à un chevalier dont la nomination et la révocation ne dépendent que de l'empereur, qui assume donc sa charge en général pour beaucoup plus d'une année.

"Professionnalisation" de la fonction (la carrière passe en général également par l'exercice de la préfecture des vigiles et de la préfecture d'Egypte, deux tâches étroitement liées à l'Annone). Sous ses ordres, un personnel permanent qui ne fut jamais très abondant, mais se renforça avec le temps. Charge des distributions gratuites confiée à un autre préfet, de moindre importance. La mission du préfet de l'annone est donc bien de veiller à l'approvisionnement régulier de l'ensemble de la ville en denrées de première nécessité (blé, mais aussi huile). An n o n a a le sens de marché en latin.

          C - Des rapports étroits - avec les transporteurs et les commerçants privés

- Un débat encore ouvert : c'est sur cette question que les spécialistes demeurent le plus divisés. Pour résumer très grossièrement le débat, il s'agit de savoir si les services du préfet de l'annone étaient chargés seulement de veiller à l'acheminement et au stockage des denrées alimentaires nécessaires au fonctionnement des distributions gratuites, ou s'ils intervenaient aussi sur le marché libre, par des mesures incitatives en faveur des transporteurs et des commerçants et par la vente à ces derniers de blé fiscal, permettant ainsi le maintien d'un prix modéré des céréales sur le marché romain. La difficulté vient de ce qu'il n'est pas toujours évident de savoir si les rapports réguliers entre gens du métier et préfecture de l'annone.évoqués par les sources, se limitent ou non à la sphère du blé distribué gratuitement par l'Etat à la population civique. Je m'inscris résolument au nombre de ceux qui estiment que les autorités romaines se préoccupaient de l'ensemble du ravitaillement de la ville et pas seulement du privilège civique constitué par les frumentationes. Les autorités ne pouvaient se passer d'un important secteur privé qui assurait sans doute une bonne part de l'approvisionnement de Rome, mais ce secteur fonctionnait sous contrôle étroit de l'Etat.

- Les mesures juridiques pour favoriser les activités des professions liées au marché de l'alimentation. Connues parfois seulement par des allusions dans les sources littéraires (ex. Auguste ménagea les intérêts des agriculteurs et des commerçants, nous dit Suétone), elles consistent par exemple en des réglementations favorisant la construction de navires destinés au transport du blé ou indemnisant en cas de tempête les commerçants qui acceptaient de faire venir du blé par mer pendant l'hiver (ex. mesures de Claude en 51, rapportées par Suétone et par les sources juridiques). En période de tension sont également attestées à plusieurs reprises des mesures autoritaires de limitation du prix du blé sur le marché avec indemnisation par l'Etat des marchands qui vendaient à perte.

- Les contrats entre Etat et associations professionnelles intéressées au ravitaillement de Rome. A partir de la seconde moitié du Ier siècle ap JC, les autorités encouragent la constitution progressive d'associations professionnelles, ou collèges, regroupant les représentants des professions liées à l'approvisionnement de la ville : propriétaires et constructeurs de navires, boulangers, etc. Rôle sans doute essentiel du règne de Trajan dans ce processus. Une manière pour la préfecture de l'annone d'avoir en face d'elle un organisme disposant d'une responsabilité collective. Les services de l'annone passent des contrats avec ces corporations. A la fin du IIe siècle, devant la reprise des difficultés de ravitaillement, ces contrats deviendront obligatoires pour les associations professionnelles, qui auront le devoir de transporter et de vendre du grain à Rome.

      Conclusion : le souci du ravitaillement de la capitale n'empêche pas le pouvoir romain d'avoir aussi une vision des conditions d'approvisionnement de l'ensemble de l'empire (mesure des crues du Nil transmise régulièrement à l'Empereur). Des exemples de "solidarité" envers les provinces de l'empire en proie à des difficultés de ravitaillement : témoignages pour l'Afrique, l'Egypte.

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