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    Compte rendu "Rendez-vous de l'Histoire"
Table ronde du vendredi 22 octobre 1999 sur : Faim et ravitaillement
Intervention de Sylvie BRUNEL

  LA FAIM EN NEUF QUESTIONS-CLÉS

"La faim dans le monde, ses causes, l'état de la situation actuelle, les moyens les plus efficaces de la combattre ... Ce sont toujours les mêmes interrogations qui reviennent dans le courrier reçu par notre association, Action contre la Faim. Pour y répondre, nous les avons synthétisées en neuf questions-clés qui font le point sur ce qu'est la faim aujourd'hui

1 - Sommes-nous trop nombreux sur la terre pour pouvoir nourrir l'ensemble de l'humanité correctement ?

Chaque année, la terre compte environ 85 millions d'hommes supplémentaires.

Après s'être très lentement accrue durant des millénaires, la population mondiale a doublé de 1960 à 1990 et compte aujourd'hui environ 6 milliards d'êtres humains. Mais, si la croissance démographique se poursuit, elle se ralentit cependant dans le monde entier et les projections des Nations Unies laissent augurer une stabilisation autour de 11 milliards d'individus vers 2150 environ.

- Pour l'instant, la production agricole suit : elle a été multipliée par trois depuis le début des années 1960.

Chaque humain dispose donc en théorie de 40 % de grains de plus qu'il y a trente ans, 2700 calories par personne, ce qui est bien supérieur aux besoins (2200 calories en moyenne). De gigantesques réserves de production encore inemployées existent presque partout, même en Asie. Dans ce continent, les grandes famines qui ravageaient notamment l'Inde depuis des millénaires ont disparu il y a vingt-cinq ans: une grave sécheresse en 1965-66 a suscité en Inde la mise en place de la révolution verte - politiques de soutien à l'agriculture et adoption de variétés à hauts rendements, - ce qui a entraîné le doublement des rendements céréaliers. La création d'un système d'alerte météorologique ainsi que la constitution de stocks de sécurité permettent aujourd'hui à l'Inde de faire face aux sécheresses sans catastrophe humaine. La malnutrition persiste pour des raisons sociales (pauvreté, inégalités de castes et inégalités régionales, certaines régions n'ayant pas été touchées par la révolution verte) mais l'Inde exporte désormais des céréales.

- Par conséquent, l'avenir alimentaire de la terre n'est pas inquiétant, même avec 11 milliards d'humains, voire plus.

A condition cependant de protéger dès aujourd'hui notre " capital-terre " en luttant contre la pollution et les atteintes croissantes à l'environnement, dans les pays riches comme dans les pays pauvres, notamment dans les régions touchées par la révolution verte car elle suppose l'emploi intensif d'engrais, de pesticides et d'eau d'irrigation.

2 - Pourquoi si le monde a suffisamment d'excédents agricoles, près de 800 millions de personnes ne mangent-elles pas à leur faim ?

Il suffirait pourtant de vingt millions de tonnes de céréales pour éliminer la malnutrition. Mais si la faim a longtemps reculé - un habitant du Tiers Monde sur trois était malnutri en 1960, un sur cinq aujourd'hui -, elle persiste pour des raisons qui n'ont rien à voir avec les disponibilités existantes : elle n'est pas liée à un problème de disponibilités mais de répartition.

Même quand la production alimentaire d'un pays est excédentaire, certains groupes humains n'ont pas accès à une alimentation correcte. C'est le cas au Brésil, pourtant un des premiers exportateurs mondiaux de céréales, ou en Inde, qui, bien qu'autosuffisante sur le plan alimentaire au niveau national, compte à elle seule deux fois et demi plus d'enfants malnutris que toute l'Afrique sub-saharienne (70 millions) !

De plus, une grande part des surplus agricoles massifs provient des pays du Nord, où l'agriculture est protégée et subventionnée, alors que c'est dans le Sud qu'on souffre de la faim. Ceux qui souffrent de malnutrition, dans les bidonvilles ou les campagnes, sont trop pauvres pour acheter de la nourriture.

La pauvreté, qui s'accompagne d'un très faible pouvoir d'achat, de rendements agricoles très bas et d'un manque de formation, ce qui entraîne des pratiques alimentaires désastreuses, est une des premières causes des difficultés nutritionnelles.

- Une aide alimentaire massive n'est pas la solution.

Elle rend ceux qui en bénéficient dépendants d'une assistance extérieure, ce qui les démobilise face à leurs propres productions. L'aide alimentaire doit être réservée aux situations d'urgence. Sinon cette aide est néfaste : beaucoup de pays d'Afrique pourraient produire beaucoup plus si leurs agriculteurs étaient mieux soutenus et ne subissaient pas la concurrence " déloyale " de l'aide et des importations alimentaires à bas prix.

Mieux vaut combattre la malnutrition par l'éducation nutritionnelle et le développement d'une agriculture solide et diversifiée.

Au Niger ou au Laos par exemple, les programmes d'Action contre la Faim entraînent un essor important de la production paysanne, avec une diffusion très rapide d'un village à l'autre.

3 - S'ils faisaient moins d'enfants, auraient-ils moins faim ? 

- Il n'existe aucun lien entre la densité de population et le niveau nutritionnel.

Ce n'est pas forcément dans les pays les plus peuplés que les gens ont le plus faim. On meurt de faim dans des pays géants et vides : tout dépend de la façon dont l'agriculture est encouragée ou non, l'économie diversifiée (donc dégageant des surplus) ou atone,

Ce n'est pas le nombre des hommes qui compte mais la façon dont ils utilisent le milieu dans lequel ils vivent.

Paradoxalement, une forte densité de population a souvent suscité des innovations agricoles qui ont permis d'augmenter les rendements, donc de nourrir mieux les gens. Ce qui est dangereux en revanche, c'est quand une population se met à augmenter fortement, alors que ses systèmes agricoles restent traditionnels et ne sont pas incités à se moderniser. C'est ce qui s'est passé en Afrique.

- C'est souvent dans les pays où le plus de personnes se consacrent à l'agriculture que la faim est la plus présente.

Une forte proportion d'agriculteurs est en général un indice de sous-développement. L'agriculture est alors extensive, à faibles rendements. Elle ne permet ni de faire face aux aléas climatiques, ni de dégager des surplus pour nourrir les villes, constituer des réserves ou exporter. Un paysan américain peut nourrir plus de 50 personnes, un paysan africain tout juste sa famille.

4 - Comment lutter efficacement contre la malnutrition ?

- Le développement est la meilleure arme contre la faim.

Il entraîne en effet une élévation généralisée du niveau de vie, qui permet de réduire le nombre de pauvres malnutris. Malheureusement, l'accroissement des inégalités et la paupérisation de nouvelles couches de population, y compris dans les pays développés, font que la faim progresse à nouveau, après avoir longtemps diminué.

- Pour lutter aujourd'hui contre la faim, il faut des programmes ciblés vers ceux qui en sont les premières victimes et que soit reconnu le droit de chaque être humain de manger à sa faim.

Bien que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme de 1948 reconnaisse l'existence d'un droit à l'alimentation (dans les articles 2 et 25), celui-ci est loin d'être une réalité dans les faits. Pourtant, en deux ans, on peut faire chuter de moitié, voire des deux tiers, le taux de malnutrition d'une région pauvre, à condition de bien identifier les populations qui souffrent de la faim et de concevoir à leur intention des programmes ciblés de nutrition, d'éducation alimentaire, de développement agricole et de création d'emplois. Ils obtiennent d'excellents résultats, rapidement, et avec des coûts limités. Lorsque les gouvernements ne font pas de la lutte contre la faim une priorité, il appartient aux ONG de s'en charger.

5 - Quels sont les moyens les plus efficaces pour obtenir des résultats rapides ?

- Agir sur les femmes, et notamment sur les mères de famille.

Le statut de la femme, particulièrement son niveau éducatif, a une influence directe sur la situation nutritionnelle de ses enfants. Il existe une corrélation mathématique entre le nombre d'années de scolarité suivies par les mères et le nombre d'enfants qu'elles mettent au monde, ainsi que le taux de mortalité infantile de ces derniers.

Un pic très important de mortalité s'observe notamment vers 15-18 mois, au moment du sevrage de l'enfant: mal informées, les mères les passent directement de l'allaitement maternel au plat familial, à base de riz en Asie, de mil, de sorgho ou de manioc en Afrique, de maïs ou de blé en Amérique latine, ce qui a des conséquences parfois dramatiques pour les enfant (diarrhée, amaigrissement, carences en vitamines et protéines ... ).

- Mais les femmes qui ne sont pas allées à l'école peuvent cependant donner à leurs enfants une bonne alimentation lorsqu'elles ont reçu une formation spécifique.

Voilà pourquoi, dans tous les pays où elle intervient, l'Action contre la Faim attache une importance particulière aux programmes de protection maternelle et infantile, à la formation de sages-femmes, à la réalisation de programmes s'adressant aux femmes. De même, leur donner accès à une eau potable près de chez elles, par un captage de source ou le creusement d'un puits, leur permet de se libérer de la corvée d'eau et de pouvoir consacrer ainsi plus de temps à leur famille.

6 - Faut-il agir de la même façon contre la malnutrition et contre la famine ?

Bien qu'elles affectent toutes deux en premier chef ceux qu'on appelle les " groupes à risque de la faim ", enfants de moins de cinq ans, femmes enceintes et allaitant, personnes âgées ou malades, il ne faut pas mettre sur le même plan famine et malnutrition: elles n'ont ni les mêmes causes, ni les mêmes conséquences, ni la même gravité.

- La malnutrition, c'est la " faim silencieuse ".

Beaucoup d'habitants du Tiers Monde sont malnutris sans jamais avoir faim mais leur ration alimentaire est déséquilibrée en quantité et en qualité et cela les empêche d'exercer pleinement leur potentiel d'activité. La malnutrition est un phénomène très répandu dans le Tiers Monde en raison de la pauvreté. On la combat par des programmes de développement, visant à augmenter la production agricole et à améliorer la santé et les pratiques alimentaires. C'est ce que fait Action contre la Faim dans les pays où elle est installée de longue date pour lutter contre des situations de pauvreté récurrente, au Cambodge, au Laos, en Haïti, au Tchad, en Ethiopie...

- La famine, c'est la faim aiguë, la rupture absolue de nourriture pour des populations entières entraînant à brève échéance la mort si rien n'est fait pour les secourir.

Il n'existe plus sur la planète d'endroits où l'on meure de faim en permanence. Les famines sont devenues exceptionnelles depuis vingt ans dans le Tiers Monde. Elles y surviennent désormais du fait des guerres. Face à la famine, l'aide alimentaire d'urgence, l'apport d'eau potable, la lutte contre les maladies s'imposent pour empêcher l'hécatombe humaine.

7 - Dans quelles circonstances surviennent aujourd'hui les famines ?

- Il n'existe plus aujourd'hui de famine " climatique ". La carte des grandes famines se superpose à celle des guerres.

Une crise climatique aujourd'hui, une sécheresse par exemple, ne débouche plus sur une famine parce que les organisations humanitaires et internationales guettent toute détérioration de la situation alimentaire afin de pouvoir mettre en place à temps des programmes d'assistance.

Quand une sécheresse dégénère en famine, c'est parce que, soit le gouvernement du pays concerné a refusé de donner l'alerte à temps, comme cela s'est passé en Ethiopie en 1984, soit il a empêché les populations victimes de migrer à la recherche de nourriture, soit encore il n'a pas laissé l'aide humanitaire leur parvenir, la détournant au profit de ses partisans. En 1974 et en 1983, des peuples d'éleveurs sont morts de faim dans les pays du Sahel, tandis que l'aide alimentaire pourrissait dans les villes et que les cultivateurs du sud étaient excédentaires, non seulement en mil mais en coton !

En Corée du Nord, depuis 1995, l'effondrement économique du régime allié à des perturbations climatiques se conjuguent pour provoquer la famine de populations que les organisations humanitaires ont beaucoup de mal à secourir car l'aide est utilisée en fonction des priorités du gouvernement avant tout.

- Les famines actuelles sont toujours la conséquence de guerres, d'affrontements ethniques ou religieux.

Elles ne touchent donc pas forcément les plus pauvres, mais les populations considérées comme devant être asservies ou éliminées, les minorités ethniques ou religieuses. C'est le cas au Sud-Soudan, où l'agriculture pourrait être prospère sans la guerre entre le Nord et le Sud. Somalie, Ethiopie, Liberia, Sierra Leone, Angola, Congo, toutes les famines des dix dernières années ont été la conséquence de conflits meurtriers, engendrant des milliers de personnes réfugiées ou déplacées (celles qui n'ont pu franchir une frontière pour trouver asile dans un autre pays), premières victimes de la faim.

Certains mouvements affament même délibérément leurs propres populations pour attirer l'aide internationale et disposer ainsi de nouvelles sources de financement depuis que la fin de la Guerre froide les a privés de leurs soutiens extérieurs.

8 - Comment faire pour que les famines disparaissent ?

- Les famines ne sont nullement une fatalité. Il est possible de les vaincre.

- Avant qu'elles ne commencent à faucher des milliers de vies humaines, en alertant la communauté internationale sur la nécessité d'aider une région en difficulté. En 1992-93, alors que la sécheresse s'abattait sur une grande partie de l'Afrique, la famine a pu être évitée en Afrique australe parce que l'aide alimentaire a été acheminée et distribuée à temps. Elle a au contraire ravagé la corne de l'Afrique, parce que, faute de gouvernements organisés et prévoyants, l'alerte avait été donnée trop tard et qu'ensuite, la guerre a empêché les secours de parvenir aux victimes.

- Pendant la famine, mettre en place une assistance spécifique pour les groupes " à risques " permet de lutter efficacement contre la faim. Il faut alors environ un mois, dans les centres thérapeutiques et de nutrition spécialisés, pour tirer d'affaire les enfants terriblement décharnés dont toutes les famines offrent le même spectacle. Action contre la Faim a ainsi conçu un lait thérapeutique destiné à ces enfants sévèrement malnutris.

- Après la famine, les programmes de réhabilitation, qui visent à rendre leur autonomie aux populations ayant vécu le drame de la faim, doivent succéder aux programmes d'urgence. L'Action contre la Faim distribue ainsi des semences et des outils aux agriculteurs pour leur permettre de reprendre leur travail.

9 - Les organisations humanitaires peuvent-elles seules empêcher les famines ?

- Les programmes des ONG obtiennent des résultats très rapides lorsqu'ils sont bien menés, mais ils sont forcément limités de par leurs moyens d'action, qui dépendent de contributions volontaires. Le soutien des organisations internationales, comme les agences des Nations Unies, et de la Communauté Européenne, leur est indispensable pour amplifier leur action.

- Pour être durable et efficace 1'aide humanitaire doit se doubler d'une action politique et diplomatique : la paix et l'instauration d'un Etat de droit sont le meilleur moyen de lutter contre les famines.

Dans les pays dont les gouvernements sont soucieux de l'intérêt public et adoptent de véritables politiques de développement, les famines ne se produisent plus.

Dénoncer les bourreaux et obtenir leur mise hors d'état de nuire, lutter pour le respect des droits de l'homme, et notamment des minorités, sont indispensables pour éviter que la famine ne devienne une arme aux mains des gouvernements ou des mouvements rebelles. Et cela, quelles que soient les difficultés souvent rencontrées sur le terrain: s'en aller, refuser d'aider sous prétexte que l'aide peut être détournée, c'est déserter. Il faut être présent pour ne pas laisser les populations seules face à l'arbitraire.

- L'ONG est une sentinelle, un témoin branché directement sur la communauté internationale.

De sa vigilance dépend le devenir de ceux dont le droit à l'existence est nié.

Document réalisé par

Sylvie BRUNEL, agrégée de géographie, docteur en économie, Conseillère Stratégique d'Action contre la Faim.

Pour en savoir plus

La faim dans le Monde, comprendre pour agir, PUF, 1999, 152 pages, 39 FF.

Géopolitique de la Faim, Quand la faim est une arme... , PUF, 1998, 306 pages, 125 FF.

Ceux qui vont mourir de faim, Seuil, 1997, 295 pages, 120 FF.

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