CONFERENCE DE CLOTURE

Les stigmates de l’exclusion :  par BRONISLAV GEREMEK 

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Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean 

            L’orateur, historien de la pauvreté, de la marginalité et de l’exclusion au Moyen-Age, pour sa thèse en 1956, s’est demandé si les pauvres ont une histoire. Peut-on donner une histoire à ceux qui n’en ont pas ? Y a-t-il des archives pour cela ?

            Les pauvres sont en marge de la société plus qu’en bas. La marginalité doit être ici utilisée comme outil de compréhension. Les instruments de l’historien sont les métaphores et les images dont la marginalité sociale est un exemple. On trouve ainsi l’image du corps avec la division en catégories, rôles sociaux… Le groupe qui ne participe pas à cette division du travail et des rôles sociaux par volonté ou exclusion est marginal.

            Les migrants sont partagés en deux mondes, deux cultures; cela entraîne les troubles psychologiques du marginal qui n’est pas accepté dans la société d’accueil. Faire l’histoire des « hommes superflus », voilà en quoi consiste faire l’histoire de la marginalité. Il faut mettre l’accent sur le déclassement, le déracinement social et culturel, dont celui du pauvre. Cela concerne surtout celui qui est en bas de l’échelle sociale, car l’étranger riche a les signes de sa condition. Le pauvre est stigmatisé par les signes de pauvreté; il ne connaît pas la langue, il ne participe donc pas à la communication, d’où son exclusion. Les stigmates sont importants dans la situation sociale. Ces stigmates provoquent l’exclusion de la société. Chez les Grecs, les stigmates sont infligés  aux personnes blâmées, marquées, comme les esclaves. Avec le christianisme, ils deviennent signes de sainteté. Dans la vie sociale, ils introduisent une distinction en désignant un groupe d’individus pas tout à fait humains. La stigmatisation relève de la peur, de la haine. Pour avoir droit à l’aumône, il faut porter le signe de la condition inférieure. Envers l’étranger se manifestent l’animosité ou la sympathie gratuites. La communauté se définit par opposition à l’étranger. Mais il y a parfois cohabitation entre l’hostilité (du mot latin hostis : ennemi) et l’hospitalité (du mot latin hospes : hôte) à l’égard de l’autre : le voisinage entre ces deux termes est autant sociologique que sémantique. Les mêmes raisons sont à l’origine de l’hostilité et de l’hospitalité, cette dernière étant l’effort pour apprivoiser et pour désarmer la force mauvaise. Cela provient du sentiment d’altérité, de la crainte du danger apporté par l’autre.

            Au Moyen-Age, l’identité physique est plus grande : plus la distance géographique grande et plus l’étranger est étrange, plus grande est la déshumanisation : monstre, mi-homme, mi-animal (cornes, sabots…). Les gens de cette époque vivent dans un univers concentrique dont Jérusalem est le centre, puis vient la chrétienté, puis le peuple d’Israël et de l’islam puis les barbares, puis les monstres. Ceux-ci sont en marge de la terre, ce sont les exclus de l’humanité. Cette tératologie médiévale crée une stigmatisation de l’exclusion (cf la propagande raciste du XX° siècle). La Bible oppose « eux » et « nous », ce qui induit une hiérarchie. Le diable est un ange déchu; il est alienus (autre) car il refuse d’obéir à Dieu. L’étranger est aliène de Dieu. Mais c’est aussi  le chrétien, étranger au monde terrestre, citoyen de la communauté religieuse : homo viator ; il doit donc être reçu avec confiance et hospitalité.

            Il y a une continuité dans les stéréotypes sous forme satirique, mais derrière eux, il y a de l’hostilité voire de la xénophobie (par exemple l’expression : « soûl comme un Allemand », en Pologne). Quand on voit l’étranger, on voit qu’il n’a pas de cornes : il n’y a donc pas que de l’ignorance, mais aussi de la mauvaise foi (on peut toujours dire qu’il cache bien ses cornes !). Cela révèle la volonté de se séparer de l’autre.

            La migration des artistes et des artisans au Moyen-Age crée un brassage ethnique et permet la création de l’Europe. Tout le monde profitait de ces migrations mais les stéréotypes négatifs et l’ignorance ne disparaissent pas pour autant. En ce qui concerne les juifs, l’unité du christianisme s’exprime dans la négation de ceux-ci ainsi que des musulmans. La séparation des deux religions a pour but de rejeter l’impur dans la vie de tous les jours. Les ennemis de la croix sont considérés comme des vagabonds et doivent mener une vie de vagabond. Le concile de St-Jean-de-Latran décide d’un signe distinctif pour le juif afin de le distinguer : un morceau de tissu jaune ou rouge. Cela devient par la suite un signe d’infamie; au départ il s’agissait de protéger les juifs de la haine populaire. C’est devenu un signe de honte et de peur et cela les a condamnés à l’exclusion dans l’Europe pré-industrielle. Mais il y a des solutions d’intégration : par exemple les juifs chassés de France au XIV° siècle trouvent refuge en Alsace ou en Pologne.

            L’altérité crée de la peur. Les fantasmes entourant l’étranger sont soumis à une certaine logique : il s’agit de séparer les étrangers de nous. La séparation doit donc avoir des traits extérieurs : habits, cuisine ou même cornes etc… (c’est-à-dire des traits de non-humanité). L’étranger, c’est le lointain qui est près, qui est chez nous; il faut donc le séparer. Les hérétiques, les prostituées etc… portent un signe sur leur robe : le stigmate est imposé pour éviter les confusions. Même chose pour les lépreux : ils sont exclus car ils sont devenus dangereux; ils portent donc eux aussi un signe (même leurs arrière-petits-fils doivent porter les stigmates et n’ont pas le droit de se marier avec les autres). L’attitude à l’égard de l’étranger crée l’étranger. La stigmatisation de l’étranger nous enseigne-t-elle quelque chose aujourd’hui ? L’histoire entretient un rapport intime avec le présent. Les controverses sur l’histoire sont souvent des controverses sur le présent. Le débat sur l’étranger aide à comprendre nos problèmes actuels. La vieille Europe vieillit dangereusement (problème démographique); on a donc besoin de l’immigration dans les vingt ans à venir de plus de vingt millions d’immigrants. La Russie va passer de 140 millions d’habitants à 120 millions dans les dix ans à venir à cause de la courbe de la mortalité. L’éducation doit entraîner une nouvelle attitude envers l’autre : nécessité fait vertu. L’histoire ne donne pas de leçons au présent mais elle apporte quand même une expérience qui doit faire réfléchir  au cours d’un processus éducatif. L’Europe s’est faite par la rencontre entre les barbares et le christianisme. Ce métissage fait que nous sommes tous des étrangers. Il faut accepter la diversité; les différences ne doivent pas être considérées comme des stigmates. Paul Valéry a dit que l’histoire est le pire poison que la chimie de l’intellect humain a inventé. L’histoire est aussi autre chose : le métier de la vérité. L’histoire nous apporte messages et interrogations.

Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

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