LA PROSTITUTION COLONIALE

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Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

Christelle Tarraud présente son travail de thèse (la prostitution coloniale en Algérie, en Tunisie et au Maroc de 1830 à 1962 ). Egalement auteur d’un ouvrages de photos, Mauresques, chez Albin Michel, elle est professeur à l’Université de Columbia à New-York. Elle s’attachera dans sa conférence surtout au problème du réglementarisme de la prostitution. 

1/ Avant l’implantation du réglementarisme

N’y a-t-il pas de prostitution avant la colonisation ? Il y a bien un marché du sexe mais il n’est pas organisé de cette manière. Le marché de la sexualité masculine est licite et prend différentes formes :

-         L’esclavage : en provenance d’Europe de l’est : les odalisques (femmes blanches) et d’Afrique Noire (femmes noires). La colonisation met fin au marché de l’esclavage et entraîne une prostitution de masse. Les esclaves vont basculer dans la prostitution classique.

-         Le deuxième mode d’approvisionnement, les courtisanes : c’est-à-dire les almès (lettrées ; du mot « alm » : « savoir ») qui ont une culture religieuse, philosophique et qui parlent des langues étrangères et sont donc réservées à l’élite, et les danseuses (shirates). Ces femmes sont dites libres : elles ont une relative autonomie. Elles ont été mariées puis répudiée ou elles sont veuves ou divorcées : elles sont donc à la recherche d’un mari par investigations poussées pendant dix ou quinze ans : c’est autorisé. Certaines artistes entretiennent leur mari ou compagnon.

La prostitution a lieu au domicile, la nuit, et est donc invisible. Ces femmes suivent des règles pour vivre avec les autres catégories dans la médina. Il n’y a pas de stigmatisation sociale violente : elles mènent une vie sociale assez normale, elles participent à la vie de la communauté.

2/ La colonisation

            La colonisation va changer tout cela. En juillet 1830 a lieu la prise d’Alger. La pacification est difficile. Les Français ont peur de la contamination notamment vénérienne (les statistiques de la syphilis sont épouvantables). L’état major a peur de cette contamination et, une semaine après la conquête d’Alger, il instaure la réglementation de la prostitution (comme ce sera le cas en France trente ans plus tard). L’Algérie constitue un laboratoire d’expérimentation. Ces femmes aux statuts très différents, de niveau social différent, sont réunis sous le terme de « filles soumises », c’est-à-dire soumises à la règle. Certaines pratiquent la prostitution de façon isolée, dans leur domicile privé ou en location : ce sont les filles en carte, pour pouvoir bouger. Les autres sont pourvues d’un numéro : ce sont celles qui sont dans des maisons de tolérance et qui figurent sur le registre de la tenancière. Le numéro est communiqué au médecin et à la police des mœurs.

Au début de la colonisation, il y a des maisons de tolérance pour les prostituées européennes, amenées avec l’armée : on voit une ségrégation raciale dans la prostitution (les musulmans ne doivent pas avoir de relations avec les Européennes). Les indigènes (code de l’indigénat) se retrouvent dans des quartiers réservés : des cités prostitutionnelles (par exemple au Maroc, à Casablanca, il y a de très grands quartiers vers 1910). Dans ces quartiers, on trouve tout ce qui est nécessaire aux soldats, aux touristes : c’est une sorte de lieu de villégiature, inscrit dans les guides touristiques. Le quartier de Bousbir à Casablanca est relié au centre européen par un bus dont c’est la seule destination ! Il y a donc une visibilité de la prostitution bien que ce quartier soit excentré : ce bus ne mène qu’à ce lieu. On y trouve 42 boutiques, un hammam, un cinéma (qui a vite fermé !) : c’est un milieu clos et carcéral, pour que les femmes aient le moins de raisons de sortir. Elles ont peu de permissions, signées par le médecin et le soldat de garde. C’est un modèle (mis en place dans les années vingt) pour l’administration coloniale. On voit la même chose à Meknès, en plus petit ; il y a eu un essai à Marrakech, puis à Tunis (dans les années 1935, pendant la période nationaliste). On a essayé de ne pas faire les mêmes erreurs qu’à Casablanca, dont le quartier était trop loin du centre, bien qu’il y ait eu 1500 clients par jour, boutiques comprises. A Tunis, le quartier est plus près du centre européen pour augmenter le nombre de clients ; il se trouve donc dans la médina, ce qui a entraîné une levée de boucliers dans les milieux traditionalistes et dans la presse abolitionniste européenne. L’administration municipale est obligée de reculer devant une opinion publique assez variée. Les sociétés traditionnelles déstructurées par la colonisations se réorganisent.

Le système de la tolérance (pour les Européennes) ne marche pas : il y a plus de clients maghrébins ! Les Européennes restent peu et demandent vite à repartir ; il n’y a donc pas assez de prostituées européennes pour les Européens. De plus ceux-ci sont fascinés par les femmes arabes. Inversement les indigènes ouvrent des maisons ouvertes à tous. La ségrégation ne marche donc pas. La concurrence fait que les maisons de tolérance européennes ferment.

Des bordels militaires de campagne sont mis en place par l’armée quand il n’existe pas d’autres structures de la colonisation. Ils vont durer jusqu’à la période un peu après les accords d’Evian. A propos de ces BMC, il y a peu de choses dans les archives, sauf à partir du XX° siècle. La gestion se fait par l’armée en collaboration avec des gérantes. L’administration civile n’a pas de droit de regard. C’est vraiment un commerce d’abattage (40 à 60 passes par jour). Les abolitionnistes critiquent surtout ces BMC : ils emploient des mineures, malades, maltraitées ; beaucoup meurent, ce qui pose un problème de recrutement. Cela conduit à la dénonciation du réglementarisme.

Les BMC ont aussi existé en métropole pendant les deux guerres mondiales, pour les troupes coloniales : il y avait une ségrégation même pour la prostitution. 1946 a sonné la fin des maisons closes, sauf dans les colonies car il y avait un état de civilisation inférieur dans ces pays !

Les prostituées constituent un groupe médian, à l’intersection des groupes sociaux. Quand il y a des crispations nationalistes, surtout après la seconde guerre mondiale et les événements de Sétif, on a dynamité des bordels en Algérie et au Maroc. Les prostituées doivent choisir leur camp mais ce n’est pas facile car elles sont surveillées par la police. Elles donnent des renseignements aux nationalistes pendant la bataille d’Alger.  La mixité sexuelle pose des problèmes, donc on en parle peu. C’est lié aussi aux viols pendant la guerre d’indépendance.

QUESTIONS DU PUBLIC :

Le problème sanitaire est l’argument mis en avant pour justifier le répressif mais en fait cela ne vise qu’à l’exploitation économique des filles. Par exemple, au début, on oublie le dispensaire à Casablanca, or le quartier est l’alibi hygiénique de la répression. Les archives médicales nous montrent que le souci sanitaire est annexe. Peu sont soignées, et mal. Par contre, on n’oublie pas de leur prélever la taxe sanitaire ! Les agents du contrôle sont des médecins, corrompus pour délivrer les certificats. C’est un choc dans les civilisations traditionnelles de se montrer nue devant un médecin mécréant. 5% des filles sont soignées. Il y a beaucoup de clandestines à cause de cette violence.

La mortalité est très importante (d’après les chroniqueurs), mais on n’a pas de chiffres. Que deviennent les corps ? Il n’y a rien dans les archives.

La prostitution est traitée dans le chapitre « action psychologique en faveur de la troupe », comme le café maure, pour se distraire.

Avant la colonisation, il y avait une permissivité subtile. Avec les quartiers et les BMC, on inscrit géographiquement ce qui est interdit par le Coran. C’est un argument pour s’opposer à ces quartiers. L’abattage, c’est du taylorisme sexuel d’importation. Les passes sont peu coûteuses, il faut donc les multiplier. Les femmes fanées sont revendues aux quartiers réservés. Les grandes maisons de tolérance, luxueuses, sont des vitrines par rapport au reste, c’est-à-dire les maisons d’abattage.

Il y a des accords entre les tenanciers et les proxénètes pour éviter les guerres. Les prostituées ne touchent rien ou presque sur leurs passes. Elles sont endettées auprès des tenancières pour leur nourriture, l’alcool, le kiff etc.. De plus il y a un système d’amendes qui font qu’elles sont toujours endettées. Le proxénète aussi leur prend de l’argent, surtout dans le milieu européen ou européanisé (sauf dans les campagnes dans le sud).

La taxe sanitaire représente une part importante des prostituées isolées ; elle est payée par les tenancières qui la retiennent sur leur éventuel salaire.

Quand elles ont des enfants, au bout de dix-huit mois, ils sont enlevés des maisons et remis à des orphelinats, sauf s’il y a une possibilité pour la mère de payer une nourrice. Là encore, on a très peu d’archives à ce sujet.

Le règlement dans le domaine sexuel est le bras armé de la violence coloniale. C’est pourquoi l’indépendance mettra fin à ces quartiers et à ces maisons de tolérance. Il y aura un essai de revenir à l’état antérieur et de rendre la prostitution à nouveau invisible.

Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

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