LA FACE CACHEE DE LA PRESSE

Débat animé par Henri Rousso.
Intervenants : P. Eveno, A. de Gaudemar, T. Ferenczi, Ch. Delporte

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Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

            A l’origine de ce débat se trouve l’ouvrage de P. Péan : la Face cachée du Monde, ce qui ancre ce débat dans l’actualité. Le problème des pratiques de la presse est lié au fait qu’elle procède d’une certaine narration du fait historique. Autre actualité : la nouvelle préoccupation pour l’histoire des médias (l’un qui est relativement nouveau, la télévision, et la radio) et le renouveau de l’histoire de la presse écrite. Pourquoi les historiens réinvestissent-ils le champ de l’histoire des médias ? Il faut mettre en parallèle ce problème à celui du débat à propos du fonctionnement des médias dans le public.

Ch. Delporte : le rôle de l’historien est de préciser le contexte des évolutions dans le rapport des médias avec le pouvoir politique, avec le marché et avec les cultures de masse. Le rôle des médias est très important, or ils ont évolué. Après l’âge de la presse, il y a l’âge des différents supports (écrit, radio, TV) et peut-être un nouvel âge : celui de l’information.

H. Rousso : la mise en cause de la presse, dont le Monde, de l’intérieur, est-ce quelque chose de nouveau ou une tradition ?

A. de Gaudemar : c’est une très vieille tradition française : il y a toujours eu un journalisme anti-journaliste pour dénoncer les pressions exercées sur les journaux, dès le XIX° siècle. Des journalistes dénoncent des collègues ou leur journal sur le mode « on vous cache tout ». Le problème, c’est que l’éruption de ce type de discours se fait à des moments difficiles : le boulangisme, les années trente… Cela souligne la parenté entre la politique et le journalisme et inversement.

T. Ferenczi : la demande ou plutôt l’exigence à l’égard de la presse est normale. Cet intérêt est d’autant plus justifié aujourd’hui que nous vivons une transformation du journalisme très profonde : la prédominance de la télé et son hégémonie influent sur le style du journalisme et entraînent une rhétorique de l’image. Tout cela modifie aussi la presse écrite et l’attente des lecteurs modelée par la télé. La question du politique concerne la place et l’idée qu’on s’en fait (le rapport du politique est soulevé, que l’on dise que les journalistes critiquent trop ou pas assez !). Le clivage gauche/droite s’est modifié et la chute du Mur a obligé à repenser la façon dont on se représente le monde et à repenser la hiérarchie dans le traitement des sujets. On procède par tâtonnements , d’où l’interrogation de la presse et des lecteurs. 

P. Eveno : la fonction du journalisme est critique à Libé : il y a place pour l’information qui ne  trouvait pas de place dans la presse bourgeoise (étudiants, lycéens, usines, quartiers…). L’histoire du journal est donc aussi l’histoire de cette contestation.  Il y a le besoin d’une information au jour le jour, au risque de se tromper. Dans l’album des trente ans du journal, c’est aussi l’occasion de revenir sur des erreurs du journal. Dire la vérité au jour le jour est indispensable et vain car on risque d’être démenti à court ou long terme. Il est légitime que ce quatrième pouvoir  (donné en Amérique) soit soumis lui aussi à critique.

H. Rousso : y-t-il un phénomène de génération dans le lectorat ? Y a t-il la même exigence critique dans le lectorat d’aujourd’hui ?

P. Eveno : à Libé, le lectorat est générationnel même s’il se renouvelle. Le courrier écrit et par internet révèle des questions et des critiques mais aussi une prise de parole générale, y compris sur l’information. L’espace médiatique s’est démocratisé. Chacun devient son propre journaliste ou a quelque chose à dire sur l’information.

H. Rousso : quelle est la place du journalisme politique et quel est le rôle de ce journalisme ? Quel lien avec le journalisme d’investigation ?

Ch. Delporte : le journalisme politique est d’un autre âge. L’audience faible pour la politique est la grande évolution du siècle. Les grands repères sont la politique, la presse, l’école etc… Quand le politique perd sa qualité de repère, on se tourne vers le journalisme, d’où la sacralisation de la presse en France.

H. Rousso : l’investigation est-elle le modèle du journalisme français aujourd’hui ?

A de Gaudemar : la tradition du journalisme, c’est l’homme de lettres qui commente ; or cela est en perte de vitesse. La presse d’opinion présente peu d’informations. Aujourd’hui, il n’ y a plus que l’Huma et la Croix ; beaucoup de titres ont disparu. Dans le reportage ou l’enquête, on va voir  et on raconte (cf Albert Londre dans le bataillon d’Afrique : Dante n’avait pas tout vu). Quant à l’investigation, c’est un genre mal identifié. Il est relié l’enquête en principe. « Investiguer » ? c’est enquêter pour dévoiler.  Où s’arrête l’enquête à la Albert Londre et où commence la volonté de dévoiler le dessous des cartes ? La tourmente des affaires politico-financières fait que le journaliste participe de la crise du politique en montrant ce qui se passe. C’est la même chose qu’une enquête mais sur des sujets dont on ne parlait pas (affaires, vie privée…) : on le savait mais ce n’était pas publié jusqu’à présent. On le faisait déjà en Angleterre : les comptes et la vie privée, c’est de l’enquête. En France, on dirait que c’est de l’investigation.

Ch. Delporte : l’histoire du journalisme montre la faiblesse de la place du journalisme d’enquête . C’est l’âge du commentaire (cf Albert Camus : chroniqueur et éditorialiste) ; aujourd’hui encore les plus connus, ceux qui sont cités dans les revues de presse sont les éditorialistes. A l’âge de l’enquête, le travail est réparti : la radio annonce, la télé montre et l’écrit commente. Le nouvel âge de l’enquête est illustré par le Canard Enchaîné, teinté de révélations. Spectaculaire, l’information vient aux journalistes ; ce ne sont pas des journalistes de terrain.

T. Ferenczi : le journalisme politique n’est pas en déclin mais il prend une forme nouvelle. Le commentaire reste important. L’enquête et la révélation, c’est la même chose. Il faut s’approprier des documents pour nourrir une enquête. L’investigation a pris une importance plus grande car le rôle des juges a changé. L’information est surtout policière et judiciaire. La complaisance envers les politiques a pris fin, d’où la volonté de voir la face cachée. Les débats d’idées se sont atténués : il faut donc chercher autre chose : dans le fonctionnement du pouvoir politique. C’est un changement de perspective : le journalisme comme pouvoir. Les attaques contre les médias sont accrues quand le pouvoir des médias s’affirme, contre le pouvoir des politiques, des intellectuels de l’université. Le sentiment de dépossession a provoqué une riposte et la dénonciation d’un déséquilibre avec les journalistes. En même temps se produit la crise des idéologies et de l’université. Le pouvoir médiatique appelle un contre-pouvoir, d’où les critiques actuelles.

H. Rousso : l’expression « quatrième pouvoir » a été popularisée près le Watergate, qui a entraîné la démission de Nixon ; mais l’expression était déjà chez Péguy. En fait, c’est un accompagnement des pouvoirs traditionnels, un contre-pouvoir souvent dérisoire qui participe de l’appareil du pouvoir, sauf quelques francs-tireurs qui se démarquent et restent dans leur logique et leur indépendance d’esprit. Il y a peu d’émissions souvent vraiment critiques mais plutôt de l’information.

A. de Gaudemar n’est pas d’accord avec l’expression « quatrième pouvoir ». Ce n’est pas un pouvoir mais la capacité  de donner des informations aux citoyens. C’est le citoyen qui a le pouvoir de sanctionner ou non l’homme politique. La presse a donné l’information sur la Mairie de Paris et Chirac a quand même été élu en 1995. Elle participe à la démocratie en donnant des informations , mais elle n’est pas un pouvoir.

Ch . Delporte : tout le monde parle de l’information qui sort mais pas de la même façon : il n’y a pas d’uniformisation. La simultanéité n’implique pas l’homogénéité. Il y a une convergence, bien sûr, mais le traitement est différent.

H. Rousso : l’aspect économique a  produit un changement dans le traitement de l’information.

A. de Gaudemar : au début des années vingt, il y avait beaucoup de lecteurs. C’était un pouvoir économique (certains titres avaient un million de lecteurs). A la Libération, il y a eu un nettoyage. Il n’y a plus de corruption mais beaucoup de titres sont des entreprises sans capitaux : ils font donc appel à l’état et à la publicité. La crise économique a entraîné la crise de la publicité donc des journaux (surtout les quotidiens). La pression publicitaire existe mais on n’achète pas la rédaction avec un espace publicitaire. La diversité est telle que ce n’est pas possible : la main-mise de l’argent n’est pas une crainte fondée. Autre problème : il faut qu’un groupe soit uniquement un groupe de presse et pas d’autre chose (de cannons par exemple !). Il y a peu d’indépendants : Libération et le Monde.

Ch. Delporte : le problème de l’arrivée des grands groupes pose le problème de l’existence des indépendants : c’est une question cruciale !

H. Rousso : la polémique il y a quelques années sur la concentration était-elle sans objet ou le problème a-t-il été résolu ? L’investigation est-elle possible sur ce quatrième pouvoir qui est aussi un pouvoir économique ?

A. de Gaudemar rappelle la crainte face au monopole d’Hersant. Le problème, c’est le monopole sur tel ou tel type de journal. Un groupe de presse doit faire de la bonne presse qui se vend. Le groupe qui n’a la presse que comme danseuse, qui a de l’argent par ailleurs, c’est cela qui pose problème.

T. Ferenczi : aujourd’hui les groupes diversifient leur production. On peut enquêter sur les groupes mais pas sur celui auquel on appartient.

Ch. Delporte : le pluralisme local : voilà un autre problème. Dans certaines régions il n’y a qu’un ou deux quotidiens seulement. C’est le problème posé par les groupes.

P. Eveno : Libération n’a pas de capitaux propres. Les journalistes possèdent une minorité de blocage. Des groupes nouveaux (autres que Hachette ou le Figaro) sont apparus : les gratuits, qui s’appuient en fait sur des papetiers scandinaves : ils représentent un danger pour la pluralisme de la presse obligée d’être payante. C’est un gros problème économique, nouveau. Ce phénomène économique est plus grave que les monopoles réels ou supposés de quelques groupes.

H. Rousso : le type d’information dans les gratuits est particulier, réduit aux faits, aux dépêches d’agence. Les intellectuels ont laissé la place. Mais les journalistes aussi ont laissé leur place, au profit des experts. La place est donnée à la délégation de pouvoir et d’information : des journalistes, on est passé aux experts. Par exemple, en matière de défense (au début de la guerre en Irak), on a vu des experts plus au moins autorisés.

T. Ferenczi : le lieu de légitimation de l’université fonctionne  moins bien qu’auparavant : aujourd’hui, on privilégie la place publique, les médias. Les journalistes ont une connaissance du monde social mais ils ne sont pas les seuls : juges, experts, écrivains, tous ceux qui apportent des informations. Dans la presse écrite, il y a des journalistes spécialistes ; c’est moins le cas à la télévision.

Ch. Delporte : le témoignage à la télévision se substitue à l’information, par le biais de l’interview.

H. Rousso : la télévision donne la parole à l’individu lambda, de façon générale.

P. Eveno : c’est la même chose dans les débats de lecteurs dans les journaux. Personne n’a la science infuse, on ouvre donc une partie de son espace à d’autres que ceux appartenant au quotidien. C’est de la paresse ou de la tolérance. La relativité de l’exercice journalistique conduit à explorer d’autres pistes, d’où les pages ouvertes aux experts, aux intellectuels et aux lecteurs dans les journaux.

A. de Gaudemar : la crise de l’université fait que les universitaires ne se satisfont plus de leur salaire : ils vendent donc des livres et ils vont sur la place publique et dans les médias pour les vendre.

A. Ferenczi : la hiérarchie des intellectuels mise en place par les journaux n’est pas toujours validée par leurs pairs.

H. Rousso : la légitimation universitaire passe par la presse aujourd’hui d’une certaine manière.

Questions du public :

Un journal est un ouvrage collectif (200 journalistes à Libération et 300 au Monde), pour quelques signatures connues. Il y a une hiérarchie et un partage du travail. Le travail collectif se fait en conférence de rédaction.

Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

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