L'AMERIQUE EST-ELLE UNE PUISSANCE IMPERIALE ?
Intervenants : Nicole Bacharan, Alain-Gérard Slama, P. Hasner, P. Sabatier.

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Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

La vocation impériale des USA est-elle contenue dans la création même des USA ?

N.Bacharan : il y a un projet de vocation impériale pour laisser derrière soi une Europe violente, déchirée, pour démarrer un autre monde, plus riche et religieux : ce n'est pas la même chose qu'une vocation impériale. La Déclaration d'indépendance s'adressait à 3 millions d'habitants et pourtant elle s'adresse aussi au monde entier. Elle constitue donc un genre, un modèle à vocation universelle. Mais est-ce possible ? Par exemple : peut-on exporter la démocratie ?

A-G. Slama souligne l'ambivalence entre le rêve d'une cité idéale (une nouvelle Rome à vocation universelle) et le mythe de la frontière, c'est-à-dire la volonté d'occuper le territoire (selon la théorie de Monroe : occuper jusqu'à l'Amérique Latine). L'universalisme implique l'expansion d'un modèle, d'où une volonté d'hégémonie. Est-ce le même modèle universaliste que celui de la France ? L'attitude de la France a plus consisté en une lutte contre l'Angleterre qu'en un soutien aux USA. La solution française est mauvaise car elle ne correspond pas à leur modèle : la majorité ne doit pas s'imposer aux minorités. C'est pourquoi les USA drainent les minorités vers eux dans le monde. Il s'agit d'une domination non matérialiste et durable comme le colonialisme à la française, mais cela revient un peu au même.

P. Hasner : les USA sont pris entre deux volontés : celle d'être une Terre promise qui ne compromet pas sa sécurité et celle de répandre son modèle sur le territoire puis dans le monde (idéalisme, incarné par Wilson, et impérialisme, incarné par Roosevelt). Leur hégémonie est économique la plupart du temps. Il n'y a eu des colonies (Philippines, Cuba...) qu'à un seul moment. C'est un impérialisme qui ne s'avoue pas. L'interventionnisme des USA date du début du XX° siècle. Roosevelt et Wilson, est-ce différent ou la même chose avec des discours différents ? Roosevelt est à la mode aujourd'hui, avec la volonté d’avoir des moyens militaires et d’avoir des colonies comme les autres pays.

            A. Arendt a dit que des deux révolutions, l’américaine et la française, la seule qui ait réussi est l’américaine car la française a abouti à la Terreur. Pourtant c’est la France qui a servi de modèle, les Américains étant vus comme des conservateurs.

N. Bacharan relève la difficulté des démocrates à se concevoir comme une puissance impériale. Les Américains veulent vivre en Amérique : c’est un problème quand on veut gérer un empire !Les Anglais par contre ont su aller dans chaque région du monde. Les militaires, diplomates, ingénieurs ou instituteurs américains ne veulent pas vivre à l’étranger. En outre, il y a la difficulté à se concevoir comme impérialistes. Ils se voient comme des libérateurs et non comme des dominateurs. C’est la limite à leur vocation impériale. 

A-G. Slama  rappelle les paroles de de Gaulle : « Si les Américains ou les Russes veulent s’installer en Algérie, je leur souhaite bien du plaisir ! » Ils n’y sont donc jamais allés ! Ils ne sont pas non plus allés à Cuba. Ils ont un pays à l’échelle d’un continent : c’est difficile de s’occuper d’autre chose.

P. Sabatier explique que les empires et l’impérialisme ont des principes et des modus operandi différents. D’où un problème pour définir l’impérialisme.  Il s’agit d’un impérialisme non colonisateur en dehors de son propre territoire.  L’espace est encore à prendre aux USA. Il n’y a pas de nécessité de sortir de cet espace. Les gênes impérialistes ont été activés par les circonstances : lors de la guerre contre le Mexique, l’Espagne, l’occupation du territoire américain… Mais cet impérialisme n’est pas assumé. En Irak, il s’agit d’une forme d’impérialisme : besoin d’une guerre pour préserver l’exception américaine (multilatéralisme ou soft power) ou brutalité militaire (hard power) ?

A-G. Slama : l’impérialisme constitue une synthèse entre deux tendances : le quant-à-soi et l’expansion d’un modèle.

P. Hasner : la chute du mur a constitué une réouverture des possibles. Il n’y a plus de concurrent. Bush veut donc régler tous les problèmes.

N. Bacharan : la présidence de Bush est très symptomatique. Au départ, il voulait une implication moindre dans les affaires du monde, sauf dans le domaine économique. Les événements ont provoqué un virage. L’isolationnisme est un mythe au cours du XX° siècle. Ce n’est plus une option possible. Les Européens accusent les USA soit d’impérialisme soit d’isolationnisme, or cette deuxième option n’est plus possible au XX° siècle.  Le choix réside entre des lois internationales ou une intervention des Américains seuls.

A-G. Slama : les élections se jouent sur la politique intérieure même quand il y a des événements graves.
P. Sabatier : en 1910, l’époque de Roosevelt (le modèle de G. Bush), les USA sont la puissance autour de laquelle le monde doit s’organiser. Les deux guerres mondiales l’ont montré. Le 11 septembre a constitué la première attaque de l’extérieur sur le territoire américain (Pearl Arbour n’avait pas eu lieu sur le territoire des USA) ; cela a entraîné un vide idéologique vertigineux. L’idéologie « prêt à porter » , disponible, élaborée par les néoconservateurs (pensée revendiquée comme celle de Léo Strauss) ne suffit plus. Les USA ne pourront plus être tranquilles si la démocratie ne se répand. L’Irak est un levier de démocratie pour l’ensemble du Proche et du Moyen Orient. L’adéquation entre Bush et l’idéologie néoconservatrice  s’est faite pour des raisons circonstancielles. Peut-être ne sera-t-elle pas longtemps motrice.

P. Hasner remarque le retour à l’unilatéralisme. L’incompréhension devant les attaques contre les USA les met sur la défensive. C’est pour cela qu’ils ne tolèrent pas que leurs alliés ne soient pas des alliés inconditionnels.

A-G. Slama : les USA veulent combattre le terrorisme comme ils ont combattu le bolchevisme. Mais autrefois il y avait une distinction entre les adversaires pour rompre le front d’en face par la politique. L’idée de guerre préventive ou préemptive est stupéfiante ! L’unilatéralisme constitue un mépris de l’ONU mais les USA la prenaient en compte jusque là. Aujourd’hui, ils sont habités par le sentiment d’être une hyperpuissance. Il est vrai que jamais une défaite des USA n’a été une victoire de la liberté. Aujourd’hui en Irak, la politique des USA est irréfléchie et marquée par l’imprévision.

N. Bacharan : les USA se font des illusions sur eux-mêmes, mais les Européens et l’ONU s’en font aussi sur eux-mêmes. L’ONU a joué un rôle positif parfois, mais elle est l’est souvent paralysée. Les USA n’ont pas empiré les choses. On se fait des illusions sur un ordre international qui aurait existé avant le 11 septembre. Les USA vont à l’ONU de mauvais gré mais ils y vont quand même : ils ne peuvent gouverner contre le reste du monde (ils représentent 4 % de la population mondiale) : il faut des gestes politiques qui convainquent une partie du monde. L’Europe cultive l’illusion qu’elle peut se garder du terrorisme car elle est généreuse envers le Tiers-monde : en fait cette politique économique est très brutale contre eux. Les USA et l’Europe doivent travailler ensemble . Les USA ne peuvent gouverner le monde seuls.

P. Sabatier : l’occupation de l’Irak est un fait. Camper sur l’Aventin et prononcer des diatribes n’a pas de sens. Ce ne serait pas une bonne chose que l’Irak sombre dans le chaos comme le Vietnam. Il ne faut pas hypothéquer l’avenir pour rien en s’opposant inutilement aux USA, mais il faut les ramener à résipiscence  et à une politique étrangère plus rationnelle. L’Europe ne peut pas s’opposer aux USA.

P. Hasner : Poutine et Powell sont pour la diplomatie. Bush est sur la défensive. C’est une année électorale, donc il n’y a plus de multilatéralisme et d’illusion de puissance (à cause des problèmes de crédits). Les USA ne sont prêts à supporter les souffrances pour être un nouvel empire romain,  pour instaurer la démocratie partout. Le monde a évolué : sa capacité de destruction ne passe plus seulement par les armées. Les empires donc changent.

A-G. Slama : c’est un guêpier : au lieu  du règlement du problème israélo-palestinien, il y a eu une attaque contre les Américains. Il ne peut y avoir de dissuasion du terrorisme mais dissuasion sur les états qui accueillent et soutiennent les terroristes. C’est la stratégie classique  des pressions pour qu’ils fassent leur propre police (par exemple en Iran).

Questions du public.

Un professeur d’Orléans explique que l’expression « impérialisme américain » est apparue en 1931 dans une revue universitaire américaine quand l’économie tourna au cauchemar. Il y a eu 170 interventions américaines en période d’unilatéralisme. L’impérialisme américain consiste à trouver des marchés pour écouler leur production et faire tourner leurs machines, encore aujourd’hui. Le problème, c’est plus le pétrole au Moyen-Orient  que l’exportation de la démocratie.

N. Bacharan : le premier promoteur du rêve américain a été le roi d’Angleterre au 17°/18° siècle, se basant sur les richesses (fausses en fait) de l’Amérique. Le pétrole n’est pas seulement le problème des Américains mais aussi le nôtre. A propos de l’Irak : « Quand on se noie, on ne regarde pas la main qui nous tire de l’eau » : proverbe arabe.   

Petite digression : c’est bientôt le bicentenaire de la vente de la Louisiane aux Américains : c’était alors entre le tiers et la moitié du pays !

P. Hasner : expliquer la Somalie par les intérêts économiques est trop réducteur. Même chose pour le Moyen-Orient. Certains pensaient que Bush, lié aux pétroliers, serait plus favorable aux Palestiniens : cela n’a pas été le cas. Le nazisme n’a pas été l’invention non plus des pétroliers.

P. Sabatier : le plus inquiétant dans la politique américaine est la très forte propension à peindre les problèmes de politique étrangère en termes moraux ou religieux (c’est lié à l’histoire du pays, fondé par des gens religieux). Les Américains ont tendance à user d’une rhétorique moralisatrice et à y croire. Ils croient qu’ils œuvrent nécessairement pour le bien et non pour leurs seuls intérêts économiques. L’Europe bénéficie d’un cynisme ou d’un réalisme acquis au fil de notre histoire. Nous savons que les rapports de force entre états sont le fruit des intérêts économiques des pays.

N. Bacharan : les USA ont commis de nombreux crimes à l’extérieur pour un pays innocent ! Mais ils ne sont pas coupables des grands crimes  du siècle : nazisme, communisme, maoïsme. Le Vietnam a été une guerre épouvantable mais la défaite des USA a abouti à quelque chose de pire encore (à propos de la libération par  les Cambodgiens, il faut se reporter à ce qu’en disent les boat people !). L’Irak a connu de 1 à 2 millions de morts en trente ans de dictature par Saddam : ce n’est pas la même chose que les morts causées par les Américains !

P. Hasner : Chomsky a dit qu’il y avait eu seulement 10 000 morts par les Cambodgiens au Vietnam ! Ce n’est pas parce qu’on est contre les USA qu’on est bon ! L’échec de Cancun a montré que les USA ne contrôlent pas tout !

P. Sabatier : Chomsky est un polémiste qui s’est beaucoup trompé ; il n’est ni historien ni journaliste. Il dénonce la dérive impériale des USA, il a peur de ce qu’ils peuvent faire. Mais il ne faut pas les diaboliser pour autant. Ils ne sont pas au cœur de tous les problèmes que nous n’arrivons pas à régler. Il est difficile de prendre les USA pour ce qu’ils sont et seulement pour ce qu’ils sont. Ils constituent le première puissance militaire mais elle n’est pas la seule. C’est un modèle culturel qui fascine partout et provoque des réactions de rejet mais ce n’est qu’un pays parmi d’autres. La Chine commet des crimes sans provoquer les mêmes réactions. Nous devons nous opposer à eux quand il le faut mais en comprenant que les destins de l’Europe et les USA sont en grande mesure liés. C’est un dialogue qu’il faut instaurer et non une vassalisation. Il ne faut pas céder à un anti-américanisme de principe comme substitut à une identité que nous aurions peur de perdre.

A-G. Slama : Tocqueville a dit que la force des Etats-Unis est leur capacité de se remettre en cause eux-mêmes. Au Nicaragua, en Iran… : c’est un gâchis des USA. Y aura-t-il encore cette capacité à se remettre cause aujourd’hui avec Scharzenegger ?

N. Bacharan conclut en invitant le public à lire les textes fondateurs : la Constitution (base de revendication pour l’égalité, pour les femmes par exemple) et la Déclaration d’Indépendance (dans laquelle les exclus sont les mêmes qu’en France à cette époque).

Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

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