Empires anciens, Etats modernes

Animateur : Mamadou Diouf, professeur à l’université du Michigan, Ann Arbor (USA)

Intervenants : Florence Bernault, professeur associé à l’université de Wisconsin Madison (USA), Eddie Maloka, directeur de l’Africa Institute of South Africa (Afrique du Sud), Bogumil Jewsiecki, professeur à l’université Laval de Québec (Canada), Mohamed Tozy, professeur à l’université Hassan II (Maroc), Jean Boulegue, professeur à l’université Paris I 

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Compte-rendu réalisé par Daniel TRAEGER

Florence Bernault :

 Un stéréotype : L’Etat aurait été apporté en Afrique avec la colonisation, or les états y existent depuis longtemps avec des formes flexibles, diversifiées et capables d’évolution.

            L’artificialité des états coloniaux : Cet Etat peut-il être analysé comme une greffe sur un pouvoir préexistant ou au contraire détruit-il les structures préexistantes ? Cette problématique peut être transférée au moment de l’indépendance : y a –t-il continuité entre l’Etat colonial et l’Etat indépendant ou l’indépendance permet-elle de renouer avec l’Etat précolonial ?

            Ne fait-on pas une approche ethnocentrique qui obscurcit d’autres formes de pouvoir autochtones qui ne s’intègrent pas dans le moule étatique.

            Bref, l’Etat, une bonne question ?

Mamadou Diouf :

            Quelles sont les formes du pouvoir, les institutions, les discours de légitimation du pouvoir dans l’Afrique précoloniale ?

            Quelles  formes d’organisation politique, la colonisation a-t-elle apporté en Afrique ?

            Quand on parle d’Empire, de royaume, de chefferie, de principauté religieuse ou commerçante, de quoi parle-t-on ? D’autre part on souvent utilisé un discours qui posait l’Etat comme le forme la plus achevée de civilisation pour disqualifier les organisations politiques en Afrique. L’Afrique a connu une pluralité de formes politiques et n’en considère aucune comme universelle.

Mohamed Tozy

            Le terme d’Empire chérifien est directement hérité de l’historiographie coloniale. Ce terme n’est jamais employé par les historiens arabes qui parlent simplement des différentes dynasties. Il y a un Etat  constitué par les Idrissides qui s’est libéré de l’emprise du califat de Bagdad puis du califat ommeyade mais cet Etat a sa spécificité qui ne correspond pas à l’Etat français centralisateur. Il repose sur une légitimité idéologiques et religieuse renforcée par les empires berbères constitués par les Almoravides puis les Almohades qui ont su bâtir un Etat fort au Maroc et en Andalousie. Par la suite deux autres dynasties ont su préserver cet héritage reconnu par le protectorat français.

Mamadou Diouf :

            Cette composante berbère est très importante pour les échanges avec l’Afrique subsaharienne. L’existence de grands empires au sud du Sahara aurait été la conséquence des échanges avec les tribus berbères du Maghreb.

Jean Boulegue

            Il y a trente, en effet, on pensait que les Etats du Sahel étaient apparus dans la dynamique du commerce transsaharien. Or les fouilles de Djenné révèlent à partir des années soixante dix, l’existence d’un espace économique au centre d’un réseau d’échange qui couvrait une grande partie de l’Ouest africain grâce à des produits dont il est facile de localiser la provenance (or, pierres précieuses). Ce réseau se développe au premier siècle bien avant l’arrivée des Arabes. On doit donc relativiser l’importance de l’Etat d’autant plus que l’on n’est pas du tout sur que Djenné ait été à la tête d’un Etat même si elle organisait un espace géographique. Il y avait une catégorie de commerçants- les Dioula- qui constituaient une sorte de multinationale qui dépassait les limites étatiques vers le nord (Sahara) et la côte atlantique. Le commerce de la noix de kola qui n’est consommée ni par les arabes ni par les européens a assuré le développement de cette région.

            Il existe des Etats qui se sont développés sur des données locales en cohabitation avec des sociétés qui n’adoptent pas ces formes étatiques. On peut former le concept de chaîne sociétale entre les Etats et les sociétés qui n’en étaient pas et l’espace économique qui les associait.

Mamadou Diouf :

            Trois empires : Ghana, mali, et Songhay détruit en 1591 par l’armée marocaine de Moulay Al  Mansour. Le Ghana est contemporain de l’Empire carolingien et lui a souvent été comparé. Sur la côte est, au même moment on trouve des cités états en relation avec une économie centrée sur l’Océan indien à l’origine de la culture Swahili.

 Bogumil Jewsiecki

            Qu’est ce qu’on nome un Etat ? Nous nommons Etat ce qui ressemble à notre Etat présumant ainsi que la seule forme d’organisation politique est la notre.

            Certaines sociétés africaines sont très civiles : la parenté sociale l’emporte sur la parenté biologique. Le problème de l’histoire africaine, c’est que l’on a l’impression qu’il n’y a rien quand il n’y a pas d’Etat. L’Afrique centrale est un exemple de l’extrême fluidité de l’Etat africain qui fonctionne plus sur le prestige politique que sur la force militaire. Que fait-on pour retenir les gens quand on construit un Etat en Afrique centrale. On crée un prestige c’est à dire on se réfère à une dynastie préexistante et on théâtralise le pouvoir qui s’affirme mais qui n’en est pas moins très fragile. Il repose sue le « donnant-donnant ». Le roi dot donner. Quand le pouvoir confère du prestige, les chefs sont attirés par lui et le pouvoir rejaillit sur eux Quand le pouvoir s’affaiblit, on va le chercher ailleurs. Ces pouvoirs politiques favorisent les échanges et la circulation des produits de l’Atlantique à l’océan indien.

Mamadou Diouf :

            Les formes politiques se créent et se déconstruisent suivant les périodes. Certains empires en Afrique centrale sont associés à la diffusion du mais et du manioc introduits par les Portugais.

Florence Bernault :

            Dans beaucoup d’Etats africains, la présence d’une armée permanente ou de fonctionnaires de l’impôt n’exclut pas la permanence d’un système lignager. On découvre que la naissance d’un pouvoir centralisé n’est pas contradictoire avec la présence de lignages qui le contrôlent.

            L’existence de formes modernes d’Etat ne signifie pas pour autant que l’Etat soit la meilleure forme pour créer et redistribuer des richesses. Des sociétés lignagères sans état centralisé sont parfois plus efficaces pour résister militairement aux troupes coloniales, elles gèrent aussi bien la production et la redistribution des richesses.

L’Afrique nous enseigne que l’Etat n’est pas la forme la plus achevée. Cela nous libère de la perspective téléologique de l’histoire européenne où tout converge vers l’Etat nation. On voit apparaître et disparaître les Etats en Afrique pour laisser la place à d’autres formes d’organisation plus efficaces.

            Le système colonial de gouvernement a détruit les formes préexistantes, les a fossilisées ou les a remplacées par un système de chefferie. Dans le cas britannique, l’expérience d’indirect rule s’applique au Nigeria du Nord               (Califat de Sokoto). Elle lui a permis de survivre mais elle l’a fossilisé.

Mamadou Diouf 

            L’Etat colonial a produit un territoire, des formes administratives. Il a administré mais il n’a pas gouverné les hommes. Il existe toutefois une forme spécifique d’Etat produite par le pouvoir colonial : les Etats coloniaux de peuplement.

Eddie Maloka

            Le comportement d’un Etat colonial crée par le colons autochtones diffère des Etats coloniaux européens. Le colon s’indigénise comme les Boers qui créent une langue autochtone : l’Afrikaans, crée des Etats indépendants (Orange, Rhodésie) L’apartheid est une forme particulière de ségrégation mise en place par des colons qui se perçoivent eux mêmes comme indigènes. Il ne s’agit donc pas d’une ségrégation opposant des britanniques aux natives.

Mamadou Diouf 

            Il s’agit d’une population blanche qui arrive au milieu du XVIIè siècle et qui s’indigénise pour développer face aux Anglais une conscience de colonisés. Les Afrikaners se perçoivent comme une tribu africaine blanche.

Bogumil Jewsiecki

            Le Congo se caractérise par deux périodes de colonisation : tout d’abord, une propriété privée du Roi des Belges puis une colonie administrée par l’Etat Belge à partir de 1908. Léopold incapable de gérer ce territoire cède ses droits à des compagnies privées. On retrouve ce système de compagnies concessionnaires au Congo Brazzaville et au Mozambique. Ces compagnies lèvent l’impôt, font la police mais afin de faire du profit. Les individus sont gérés uniquement sur le plan comptable.

            L’Etat colonisateur belge n’accorde aucun droit politique ni aux indigènes ni aux colons originaires de la métropole. L’administration y est totalement irresponsable. Non seulement les autochtones n’ont aucune expérience du fonctionnement d’un Etat moderne mais ne peuvent même pas l’observer chez les colons blancs.

Mamadou Diouf 

            L’Etat colonial a produit un territoire et a fixé par la contrainte des populations qui auparavant se déplaçaient beaucoup.

Mohamed Tozy

            Le modèle d’Etat tel qu’il a été construit à Médine était calqué sur le mode d’organisation tribal. Ces tribus empruntent ensuite au modèle sassanide ou byzantin. Le système « islamique » de gouvernement qui associe religieux et politique est en fait emprunté au modèle Sassanide. Au Maroc, l’Etat se réfère à un modèle idéologique mais continue en fait à fonctionner sur un modèle qui existait bien avant l’arrivée des Arabes.  Le pouvoir fonctionne donc avec des références théoriques empruntées à l’Islam et des modes de fonctionnement antéislamiques.

            Comme Lyautey est monarchiste, il fera tout pour préserver une monarchie qui incarne ensuite le mouvement indépendantiste. Même si les Français mettent en place une administration qui a le vrai pouvoir, le colonisateur a toujours veillé à préserver la fiction monarchiste : le Maghzen. Il a permis le renforcement du Maghzen et a ainsi renforcé l’autorité royale. Avant, le pouvoir central n’était obéi que dans le bled maghzen c’est à dire les cités impériales, ailleurs les rapports étaient plus fluctuants. Le colonisateur a séparé le lieu de pouvoir (bled Maghzen) et le lieu de désordre (bled siba) qui échappait au pouvoir. En fait le bled siba acceptait certaines formes d’allégeance. Le colonisateur a ainsi renforcé et transformé un pouvoir obéi localement en un pouvoir centralisé et obéi partout.

Mamadou Diouf 

            Dans cette entreprise, l’Etat a –t-il été manipulé ? Gallieni détruit le royaume chrétien de Madagascar alors que Lyautey préserve une monarchie musulmane. Pourquoi ?

Florence Bernault 

            Quelle est la qualité de l’Etat colonial ? Cet Etat a codifié  les coutumes sous prétexte de protéger les traditions locales, il a combiné l’intérêt du pouvoir colonial et les réalités préexistantes.  C’est ainsi que Faidherbe a appris les cultures africaines pour mieux  diriger au Sénégal. Les formes politiques précoloniales ont été utilisées par le colonisateur. Il est intéressant de travailler sur les formes et les techniques par lesquelles ce pouvoir se fait obéir. Exemple : la mise en place d’un système pénitentiaire jusque là inconnu en Afrique ; l’Etat colonial va asseoir sa présence sur la prison et offre ainsi une image du pouvoir que se réapproprient les Etats post-coloniaux. Cet Etat colonial utilise des techniques archaïques : travail forcé etc. C’est un Etat à la fois violent et fragile, le personnel européen est peu nombreux et l’autorité est souvent exercée par des fonctionnaires d’origine africaine. Ce processus est théorisé par les historiens au moyen de deux termes : la construction de l’Etat : les institutions occidentales sont imposées (armée, police etc.) et la formation de l’Etat : ces institutions sont réinvesties « par le bas » par tous les sujets qui ont participé à la construction de l’Etat ou qui y ont résisté.

            Le transfert des pouvoirs se fait par la fusion des élites, ce concept est démontré au Cameroun où les élites occidentalisées fusionnent avec les élites traditionnelles (chef de lignage) Cette fusion permet aux élites de contrôler le pouvoir.

Il peut être intéressant de réfléchir à la nature du lien politique ; quel est l’imaginaire du pouvoir en Afrique aujourd’hui ?

            Il faut sortir  du débat stérile : l’Etat de type occidental serait ou ne serait pas adapté à l’Afrique ; dans le cas du Rwanda, c’est la force même de l’Etat qui a encouragé la montée des haines interethniques. L’étude de l’Afrique permet un retour sur l’Europe en réfléchissant aux identités communautaires.

Mamadou Diouf 

            Peut-on écrie une histoire du politique en Afrique sans que la référence  soit européenne ? Peut-on penser l’efficacité de l’Etat précolonial sans s’appuyer sur la référence à l’Europe ?

Eléments du débat

Question de la salle :

Où en est l’historiographie africaine sur la traite ? Quelles furent les responsabilités africaines ?

 Jean Boulegue

            Les historiens africains reconnaissent l’existence d’Etats africains (Ashanti) fondés suer la traite. Avec des politiques très complexes qui associent trafic de l’or et esclaves. Personne ne remet en cause le crime contre l’humanité.

Mamadou Diouf 

            C’était un système économique qui faisait du profit au moyen de marchandises humaines. Dès 1944, un noir a abordé ce problème en montrant la vitalité de ces royaumes fondés sur la traite. L’histoire de l’esclavage existe et ne remet pas en cause les responsabilités africaines.        

Question de la salle : L’Etat africain post colonial est violent. Cette violence est-elle héritée du pouvoir colonial ?

Mamadou Diouf 

            Il y a démocratisation de l’accès aux armes, l’Etat n’a donc plus le monopole de la violence. Cette violence est une prise de conscience contre la violence étatique.

Bogumil Jewsiecki

            En Afrique centrale, la violence est une forme récente du pouvoir. La mémoire de la traite y est prolongée par la mémoire coloniale. Soudainement, on se trouve inscrit par le colonisateur sur un lieu précis avec un nom. Or l’identité publique se transforme en Afrique en fonction des évènements subis par l’individu. Un an plus, l’administration coloniale le retrouve au même endroit mais avec un patronyme différent. On va donc infliger le fouet au chef local pour qu’il aide à identifier ceux qui ont changé de nom pour - croit-on -  échapper à l’impôt. En Afrique centrale, le pouvoir politique est dès lors identifié à la violence ; Il y a un paroxysme de la violence qui s’explique par l’introduction par le colonisateur de la violence dans le domaine du politique.

Eddie Maloka

            La révolution arc en ciel sud africaine  a changé le regard sur l’Etat ; Il y a synthèse entre processus démocratique et pouvoir étatique de type occidental.

Mamadou Diouf 

En 1994 ont lieu la révolution arc en ciel et le génocide rwandais. Il y a donc du bon et du mauvais et si on essaye de penser l’Afrique de cette manière, on donnerait une vraie compréhension d’un continent pluriel avec des sociétés différentes et des défis différents.

Compte-rendu réalisé par Daniel TRAEGER, jeudi 30 octobre 2003.

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