Editer au 21ème siècle : mutation ou achèvement d’un cycle éditorial ?

(Par l’Association pour le Développement de l’Histoire Culturelle)

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Compte-rendu réalisé par Jacques GALHARDO.

Le compte rendu ne porte que sur la première partie de ces rencontres : les contributions des invités et non la table ronde. Les intervenants étaient : Jean Yves Mollier (professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Versailles), Frédéric Barbier (directeur de recherche, EPHE et ENSSIB, il a publié une thèse en 1995 intitulée l’empire du livre, spécialiste de l’Allemagne, surtout, mais aussi de la France), et Jean Philippe Mazaud (EHESS, vient de soutenir une thèse sur le groupe Hachette, 1944 – 1980, à paraître).

En guise d’introduction, Pascal Ory nous présente l’ADHC dont il est le président. L’association existe depuis 5 ans. Elle tente de mettre en place un réseau de chercheurs et d’enseignants autour de l’histoire culturelle (pour les 17ème et 20ème siècles). Elle dispose d’un bulletin et d’une lettre électronique périodique (quinzaine) qui fait le tour de l’actualité des colloques, conférences, publications etc. Elle organise enfin des congrès sur des thèmes particuliers. Cette année il portait sur l’histoire des médias. Pour l’an prochain le thème retenu est celui de l’éducation.

  1. Naissance de l’éditeur en Europe, fin 18ème – début 19ème siècles (JY Mollier)

Il écarte tout de suite – par commodité – l’Asie en tant que berceau de l’imprimerie, du papier ou du livre. Il ajoute qu’il n’y a pas de preuves majeures que Gutenberg ait eu des contacts directs ou indirects avec les Asiatiques sur ce sujet, ni les connaissances techniques. « L’homme du livre » naît vers 1450, en Allemagne, près de Mayence. Du 16ème au 20ème siècle, il se répand dans toute l’Europe. Mais on trouve également des imprimeurs (le plus souvent germaniques ou formés par les Allemands) en Amérique du nord, en Asie…

Au 18ème siècle, Londres ravit la première place commerciale du livre à Leipzig, grâce au dynamisme du quartier St Paul. A la mort de Louis Hachette (1864), la France a rattrapé son retard sur l’Allemagne et le Royaume-Uni. L’éditeur laisse une entreprise leader mondial. Il faut retenir ici que l’éditeur naît entre la fin du 17ème et le 19ème siècle, en Allemagne, au Royaume-Uni et en France. La librairie existe depuis l’antiquité, mais pas l’édition.

Qu’est-ce qu’un éditeur ? Un article de 1830 dans la Revue de Paris, atteste du début de l’identification de « l’éditeur ». Mais une définition demeure difficile à élaborer : dans l’encyclopédie de Léon Curmer (1840), Les Français peints par eux-mêmes, Élias Regnault se montre démuni devant cette tâche. Dans les Illusions perdues, H. de Balzac dresse le portrait d’un éditeur célèbre du 19ème siècle : Dauriat (sous les traits du personnage fictif, Ladvocat). Mais c’est aussi une bonne illustration de l’évolution des métiers liés au livre. H. de Balzac montre que dorénavant les papetiers, imprimeurs, commissionnaires et libraires dépendent de l’éditeur. Il existe des exceptions Plon (fait tout) et Fayard (éditeur et libraire).

La figure de l’éditeur s’oppose à celle de l’ancien régime (libraire et imprimeur). Il occupe le monde le la marchandise et celui de l’esprit. D’où la suspicion de duplicité attribuée à l’éditeur. Le livre est à la fois un objet matériel et culturel. Ces « capitaines d’industries » veulent s’enrichir et posséder des biens ostentatoires : hôtels particuliers, vignobles dans le bordelais… Mais l’ambition de l’éditeur ne s’arrête pas là. Il veut également jouer un rôle de « passeur » entre les deux univers qu’il côtoie : celui de la marchandise et celui de la culture. L’importance des éditeurs s’est donc considérablement accrue au 19ème siècle. Sous l’ancien régime, Voltaire pouvait mépriser les libraires. Le mécénat lui permettait de pouvoir éventuellement s’en passer. C’est encore le cas avec Balzac ou Hugo, mais ils constituent des exceptions. JP Sartre ou Céline méprisent leurs éditeurs, mais ils en dépendent largement !

Charles Joseph Panckoucke est présenté comme l’archétype de l’éditeur. En 1745, Lebreton est le premier libraire et éditeur de l’Encyclopédie de Diderot. Il fait fortune, puis se retire sur ses terres (il représente le type même de l’éditeur d’ancien régime…). Il vend au passage son affaire à Panckoucke, un lillois. Ce dernier doit faire ses preuves comme 2nd libraire éditeur de l’Encyclopédie ! Il y parvient en vendant 24 000 éditions de 25 à 40 livres (selon le format), ce qui est considérable à l’époque. Il y parvient en délocalisant en Suisse sa production (Neuchâtel) ce qui lui permet de faire baisser un certain nombre de coûts : papier, tarifs etc. Il bénéficie également de capitaux internationaux. Le succès dépend en fait de l’esprit d’entreprise et d’innovation. : in folio, in quattro (presque en format de poche)… il fait baisser le prix de l’Encyclopédie de 1400 livres tournois à 225 (pour l’édition la moins coûteuse).

Les méthodes qu’il utilise relèvent d’une véritable « révolution copernicienne » dans le monde du livre. Jusqu’à lui les libraires répondent à une demande sociale, culturelle ou institutionnelle. Le métier d’éditeur consiste dorénavant en un métier de l’offre. Fin 1832, il innove encore avec une Encyclopédie méthodique (ou thématique) qui échappe au classement alphabétique (fin 1832). Dans l’ancienne version, pour trouver un article sur l’acacia, il fallait lire l’article sur la critique de l’Etat. C’est un progrès mais limité (l’archétype n’est pas l’idéaltype de la sociologie…).

Au 18ème siècle, l’essor est tel que des voix s’élèvent pour dénoncer la « fureur de lire » (en Allemagne). On dénonce la multiplication des cabinets de lecture. La critique demeure exagérée, même si… Pendant la France révolutionnaire il existe 350 journaux tirés à plus d’un million d’exemplaires (sur une population de 27 millions d’habitants). 1/5 de la population lit régulièrement un journal. Il faut ajouter les autres imprimés : 6 000 chansons, par exemple. Dans ces conditions, le gros livre recule.

Le roman (« livre de nouveauté ») le remplace en faisant son apparition au 19ème siècle. Il correspond à une demande sociale (vers 1830-35). Cette demande s’explique par le rôle des Etats dans le domaine éducatif, ou des Eglises (ex. des méthodistes au Royaume-Uni). Il faut aussi revenir sur l’autre critère que constituent les révolutions technologiques : l’utilisation de la vapeur, la machine à débiter du papier en continu, la lithographie… Ces améliorations technologiques permettent également le développement d’une industrie de la contrefaçon (ex. en Belgique), dont l’incidence sur le secteur est importante. En 1825, grâce à d’énormes capitaux et à une technologie importée du Royaume-Uni, on invente un format petit compact, avec un papier de mauvaise qualité etc. Une œuvre vendue à Paris pour 7,50 francs l’est à Bruxelles pour 1 à 2 francs !

La condition étant une meilleure organisation du marché, il existe trois niveaux de diffusion : le libraire, les relais de gare et le colportage. Plus tard, on ajoutera les grands magasins. Puis une spécialisation de l’édition intervient : Dalloz (juridique), Lévy (théâtre) ou Flammarion (école).

Conclusion : l’éditeur n’a pas toujours existé. Il n’existera pas toujours… Il faut retenir aussi cette double appartenance (marché et culture) qui en fait un personnage suspect. Enfin, éditer, c’est travailler.

  1. L’éditeur, un médiateur culturel (19ème - 20ème siècles), par Frédéric Barbier.

a.      l’éditeur et le médiateur :

Du point de vue étymologique, l’éditeur est d’abord un « acteur du champ des belles lettres ». Mais c’est aussi un scientifique (modèle bénédictin de Ste Maure). Il doit avoir deux qualités : bien entendre la langue et être instruit de la matière (in Encyclopédie). Mais rien n’est indiqué sur le commerce… Le cœur de la fonction d’éditeur est le public. Donc il y a nécessité de publier (öffentlichkeit). Cette charge particulière place l’éditeur en position de médiateur. F. Barbier rappelle les Maisons de la Culture d’A. Malraux, prototypes modernes du projet de médiation. Il se constitue alors en intermédiaire et témoin (rappel du rôle du prophète) d’un objet de savoir. Il s’agit de réduire la tension entre l’incompréhension (l’ignorance) et le savoir, puis de « faire passer » le message à travers une publication.

L’éditeur est dans une position analogue : il doit réduire plusieurs types de cassures (dont celle de l’argent et des lettres) et en même temps mener une stratégie de conquête. Dans la 2nde moitié du 18ème siècle, on observe une combinaison du financier et de l’intellectuel. Le financier préexiste avant l’imprimerie (il est indépendant). Par exemple, Gutenberg a bénéficié de capitaux financiers pour développer son invention (1456). En 1473, Barthélemy Buyer (négociant) fait venir un imprimeur (suisse) à Lyon et instaure une politique éditoriale concertée. L’éditeur n’est pas seulement un inventeur, il se doit d’être lisible et innovant à plus ou moins long terme (éditorial, contenu, forme, publicité…). C’est un gestionnaire.

La masse des intérêts financiers l’oblige à la rationalisation à partir de la moitié du 18ème siècle (2ème révolution du livre). Le contexte a changé et une fonction nouvelle apparaît : la théorie du « beau et du bon ».

b.      Le beau et le bon :

Lorsque Malesherbes ou Diderot mènent une réflexion sur le libraire ou l’éditeur, leurs objectifs sont d’éviter la censure, de favoriser la diffusion et d’augmenter les affaires. Ils ont présent à l’esprit le modèle libéral britannique. En Allemagne, l’éclatement politique constitue un handicap : il existe une difficulté à défendre les intérêts du livre. Voilà pourquoi les libraires s’organisent à Leipzig. Un auteur hambourgeois publie (sous Napoléon 1er) : la librairie allemande comme condition de l’existence de la littérature allemande. Ici la littérature n’est pas un passe-temps, mais une façon de comprendre son époque, d’observer le public et son évolution. Ce sont là des préoccupations « mécaniques ». Et F. Barbier conclut que pour les Allemands, « l’existence de l’Allemagne dépend de la librairie » (« kulturnation »).

La littérature étant synonyme du « bien et du bon », elle fait de la librairie un métier d’ordre supérieur qui se doit de diffuser les « vraies valeurs », faire progresser la civilisation, trier celle-ci de l’indigne et du superficiel. Le libraire est un « promoteur » qui sait se montrer utile et désintéressé. Cette conception n’existe pas en France. Il cite l’imprimeur Reclam qui a décidé de publier des grands classiques (Schiller ou Goethe), lorsque ceux-ci sont tombés dans le domaine public (1867). Il a créé une « Univerzalbibliotek » dont il vend les volumes 20 pfennig (in 16, 2 feuilles par volume et usage d’un papier de bois, moins cher). En 1910, il vend le n°5000 et publie les lettres de félicitation qui reprennent l’idée de l’intérêt pour « le bien et le beau ».

F. Barbier citera encore 2 anecdotes concernant Kokoschka et Stefan Zweig sur l’accès à ce type de littérature, au principe « du bien et du beau ».

Conclusion : cette éthique a été expliquée par Max Weber, notamment à travers la pensée protestante. La médiation est aussi un choix politique (dans le discours surtout). Ainsi, le Vorwärts (« en avant », journal du SPD) avait créé un directoire central pour la culture chargé de discuter de ce qui devait être publié en direction des ouvriers. Le problème étant que l’intérêt de ces derniers pour d’autres publications moins savantes déséquilibrait les comptes du journal. Celui-ci a dû élargir le champ de ses publications pour conserver son lectorat et espérer l’attirer vers d’autres lectures…

La modernisation se confond avec l’intégration au modèle occidental (19ème siècle). L’éditeur est aujourd’hui de plus en plus marginalisé au sein de grands groupes tels que Vivendi Universal. Il s’agit avant tout de management et de dégager des marges le plus rapidement possible. Nous sommes loin de l’idéal du 19ème siècle et du début du 20ème. La médiation culturelle est devenue une médiatisation culturelle. La multiplication des cultures et des échanges fait de l’éditeur- médiateur peut être une spécificité européenne. C’est sans doute pour cela qu’il est voué à disparaître…

  1. L’entreprise d’édition au 20ème siècle (JP Mazaud) :

Le chercheur a travaillé sur le passage de la librairie au groupe Hachette. C’est dans ce cadre qu’il intervient. Il fait trois remarques préalables : il faut distinguer les transformations du métier d’éditeur au 20ème siècle. Il faut observer qui se trouve à la tête du groupe d’édition (la famille, les gestionnaires, les managers et les collaborateurs de différents types…). Enfin, il faut faire attention aux différents espaces culturels et linguistiques.

Comment prendre en compte l’industrie ? Comment mesurer les effets de la mondialisation ? Ce sont des questions importantes mais dont les réponses restent à donner.

a.      La concentration de la 1ère moitié du 20ème siècle :

Il note qu’Hachette est une originalité française. Elle est la seule entreprise européenne du secteur cotée en bourse, au début du siècle, et l’une des valeurs les plus importantes. Comment ? Elle inaugure une nouvelle association capitalistique pour lancer le « roman du quotidien » dans les journaux, au 19ème siècle. Hachette va utiliser les gares à partir de 1850, puis les messageries de presse (qu’elle rachète à Paris et en province) à partir de la 1ère Guerre mondiale : elle contrôle ainsi tout un réseau de distribution d’ouvrages dont elle a le monopole.

La rencontre entre Hachette et Paribas ne s’est pas faite sur le mode de la prédation. La banque s’intéresse à la publicité diffusée par Hachette, mais aussi à ce réseau de messagerie qui constitue également un moyen efficace de collecte de liquidités.

En 1919, la librairie Hachette devient une société anonyme, ce qui lui permet de se moderniser et d’investir d’autres secteurs. En 1922, elle est cotée en bourse, mais la famille est toujours présente et collabore activement. Inversement, la Banque de Paris recrute dans son Conseil d’Administration le président d’Hachette. Il y a donc bien la reconnaissance d’un intérêt mutuel. En 1932, Hachette acquiert des parts dans le poste parisien naissant (la radio) ancêtre de son intérêt pour l’audiovisuel. Ces évolutions s’accompagnent d’une nouvelle organisation de l’entreprise d’édition : salariat, dépôts du quai de Javel (près de Citroën)…

Entre les deux guerres, la figure de l’éditeur éclate. Dans le cas d’Hachette cela se manifeste par le retrait de la famille (mais pas le départ). Dès lors, les dirigeants appartiennent à un autre monde. Le commerce et l’industrie (contractualisation de l’édition, de la distribution etc.) définissent désormais l’éditeur.

b.      Les petits éditeurs ont encore un rôle à jouer…

Hachette réclame le titre d’entreprise de réédition. En 1938, modification de structure grâce à de nouveaux moyens publicitaires et de diffusion. Depuis 1923, le prix Goncourt est un vecteur important pour le monde du livre. L’éditeur est alors aussi un « éditeur d’événements littéraires. A l’inverse le livre porte la maison d’édition… Pour les éditeurs, il y a nécessité d’une synergie avec un calendrier rigoureux : rendre le livre disponible partout et au bon moment… Ce qui suppose le contrôle des moyens de diffusion (radio, messageries…). JP Mazaud rappelle l’anecdote de LF Céline (qui écrit chez Gallimard) qui n’a pas eu le Goncourt vraisemblablement à cause du lobby Hachette…

Le livre de poche transforme également le métier (toucher le grand public). Des conflits s’engagent alors pour le contrôle  des différents métiers attachés à un secteur (ex. Robert de Graaf avec Press Book et une forme de concentration verticale). On peut aussi observer des concentrations avec des actionnaires de secteurs différents (ex. RCA et CBS).

Conclusion : L’essor de l’informatique et du disque souple a révélé un tout autre problème : la fragilité financière et économique des entreprises d’édition. Pour Hachette, les déséquilibres sont liés essentiellement aux décisions de hauts fonctionnaires qui ont remplacé les familles. Ainsi, l’OPA d’Hachette en 1980 est comprise comme le symptôme d’une faiblesse financière par rapport à Havas, Paribas ou Schlumberger.

Lorsque Lagardère acquiert Vivendi (Hachette), on note que les hausses des valeurs boursières sont aussi absurdes que les baisses : elles n’ont plus rien à voir avec l’état du secteur de l’édition. En revanche, ces spéculations peuvent avoir des conséquences graves sur l’équilibre des comptes de l’édition… Enfin, il existe toujours une possibilité pour les petits éditeurs de publier et de grossir. Ils profitent de ventes par Internet. Les prises de risques de ces derniers intéressent les grandes entreprises d’édition ou de réédition…

Compte-rendu réalisé par Jacques GALHARDO.

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