LA COLONISATION, RESPONSABLE DU SOUS-DEVELOPEMENT ?

Débat animé par F. Lebrun.
Intervenants : J. Marseille, M. Ferro, S. Brunel et P. Kipré,  ancien ministre de Côte d’Ivoire et auteur de la « Grande histoire générale de l’Afrique » (UNESCO).

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Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

Le terme d’« Afrique » désigne ici le continent africain tout entier. Les mots de « colonisation » et de « sous-développement » demandent une définition.

M. Ferro : la colonisation est un mouvement de population qui va contrôler d’autres territoires. L’impérialisme est une politique plus généralisée et qui peut se passer de colons. Le néocolonialisme concerne des pays politiquement souverains dont les décisions émanent de l’extérieur. Le néo-impérialisme désigne les multinationales greffées sur des états ou le contraire, mais sans colons. Pour les pays islamiques, le drame qu’ils ont vécu est d’autant plus grave qu’ils se demandent comment ils ont fait pour devenir les esclaves de ceux qui avaient été les leurs. Ce retournement est un traumatisme partagé par beaucoup. Ils sont dominés parce que colonisés ou colonisés parce que déjà en état de faiblesse ? C’est la question qui se pose. Cela n’est pas bien accepté par les pays arabes. La même question se pose pour l’Afrique. Mais celle-ci n’a pas été dominée par des pays qu’elle aurait dominés. Avant la colonisation, elle était déjà en état de faiblesse. On peut comparer l’Ethiopie et la Thaïlande (peu ou pas colonisées : juste deux ou trois ans pour la première) avec les autres pays. C’est l’état de famine qui a suscité la décision d’invasion. C’est donc dans une certaine mesure la faiblesse qui a permis la conquête. Pourquoi cette grande faiblesse ? A cause de la sécheresse ? Certaines sécheresses ont été dominées, des famines aussi parfois. C’est l’incorporation au marché mondial qui a désintégré les structures de ces états et les a conduits à la famine. C’est cela qui a favorisé la colonisation.

S. Brunel : on parle de sous-développement par rapport aux critères utilisés aujourd’hui pour caractériser les différentes sociétés. Il y a de grandes puissances  (Afrique du Sud, Nigeria etc…) , mais dans l’ensemble les pays africains ont du retard par rapport aux autres pays du monde. Si l’on tient compte du critère de la pauvreté, il faut noter que les pays pauvres sont les plus nombreux en Afrique. Si l’on tient compte de la capacité à prendre en main son destin et ses choix, on aboutit au même résultat : taux de mortalité infantile, état de santé des femmes, nutrition, statut social, état des routes… Le critère retenu est le seuil d’un taux mortalité infantile de 50 pour mille : il est en dessous de 10 en Europe et de 100 en Afrique. L’espérance de vie avait augmenté, mais avec le sida, elle est passée de 52 à 50 ans (10% des adultes sont touchés). L’analphabétisme touche deux enfants sur trois. A moitié des enfants ne vont pas à l’école. L’Afrique représente 2% des échanges internationaux. Mais ces chiffres sont à prendre avec des pincettes : 70% de l’activité en Afrique n’est pas enregistré (contrebande, troc, autoconsommation, statistiques trop vieilles…). La photo masque le film de l’évolution. En 50 ans, les Africains ont réalisé un triple prodige : ils sont passés d’un monde vide à un monde plein sans catastrophe majeure (la population a été multipliée par quatre) ; de la campagne, ils sont passés aux villes (la population y a été augmentée par 11), ce qui a entraîné un changement des mentalités : ainsi les femmes n’y ont que trois à quatre enfants, c’est-à-dire moins que dans les campagnes), et enfin ils ont instauré une relative stabilité des frontières. Dans les pays de la faim, il n’y a plus de famines, du fait de l’adaptation et de la résilience.

1/ Jusqu’à l’indépendance

Le numéro de l’Histoire intitulé « Vérité sur l’esclavage » parle du problème de la traite. Au XIX° siècle, les société africaines sont inégalitaires. Dans certains pays, le statut d’esclaves existe avant la colonisation. 15 millions de personnes ont été vendues comme esclaves, dont 11 millions dans les ports de Nouveau Monde. Cette perte a été compensée par un recru démographique. Certaines régions sont devenues acéphales à cause des razzias et des massacres et s’en sont mal remises. Les pays organisateurs du trafic s’en sont bien sortis. Aujourd’hui, les nouvelles frontières enferment des peuples esclaves et des peuples esclavagistes. Différentes formes d’esclavage existent encore aujourd’hui : cela marque encore les mentalités africaines. Les Européens ne sont pas les seuls responsables mais ils portent une partie de la responsabilité.

J. Marseille : peut-on parler de pillage ? Il s’agit d’un échange inégal dans le choc entre deux économies (l’une traditionnelle et l’autre en voie d’industrialisation). Quelles en sont les conséquences sur l’Afrique aujourd’hui ? Cf l’ouvrage  Tiers-Monde : controverses et réalités  : on n’y parle pas de pillage. Si la question revient aujourd’hui, c’est parce qu’on assiste à un non-développement de l’Afrique, surtout noire, et que la comparaison est cruelle avec l’Asie. Depuis l’indépendance, le revenu en Afrique a baissé par rapport à l’Asie (cf page 6 du document). Dans les têtes, notre développement est lié au pillage de l’Afrique : c’est une idée à corriger. Le développement industriel de l’Europe ne doit pas grand chose à l’approvisionnement en matières premières de l’Afrique mais aux propres ressources de l’Europe et à ses débouchés. Notre développement n’est pas lié à leur sous-développement. Les échanges commerciaux auraient entraîné l’appauvrissement par dégradation des termes de l’échange (cf tableau de Samir Amin : l’Afrique de l’Ouest bloquée, éd. Minuit) : ce n’est pas le cas. C’est un fantasme. La contrainte de souveraineté pour la France a entraîné le décrochage du cours des matières premières dans les années trente pour les favoriser. L’Afrique a ainsi été coupée des réalités et il y a donc eu un choc quand elle a été confrontée à cette réalité. En 1870, le PIB par habitant est de 444 dollars en Afrique; en 1950, il est de 852 dollars : il y a donc eu croissance pendant la période coloniale, contrairement à ce qui s’est passé en Asie (cf tableau page 6 du document remis). Le poids des capitaux et des investissements pendant la période coloniale fait que , comme le montre le tableau (balance déficitaire pour l’Afrique), les capitaux ont été transférés vers l’Afrique pour assister son économie. Le legs fait à l’Afrique, c’est le non-apprentissage des contraintes dans une économie concurrentielle : cet héritage est lourd. Il n’y a pas de traumatisme économique comme on le dit. A l’indépendance, l’Afrique semblait mieux partie que l’Asie. Les Européens se sentaient le droit de coloniser ces pays presque vides. Mais on ne peut les juger avec nos yeux d’aujourd’hui.

Kipré : quand on parle de « termes de l’échange », il faut se demander qui en profite ! Le pays ou les grandes entreprises internationales comme la FAO ? Dans l’économie de traite, les matières premières sont achetées par ceux qui fixent les prix, contre de la pacotille. D’autre part, tout ce qui traduit l’échange africain (routes, voies de chemin de fer) est orienté vers la métropole et non à l’intérieur de l’Afrique. 9% des échanges se font entre pays de la CDAO, le reste vers les autres pays. La colonisation est un système totalitaire et combattu en tant que tel par les Africains. Le sous-développement n’est pas un retard par rapport à l’Europe, mais par rapport à nous-mêmes, à notre liberté, à notre estime de soi.

2/ L’indépendance (dans les années 60): est-ce le moment des espérances déçues ?

M. Ferro : qui profite des termes de l’échange à cette époque ? Pas les Africains à cette époque. Ce n’est pas la France non plus, mais des Français en Algérie ou en Afrique noire. Les colonisés voient le problème sur le plan du ressenti, et non des statistiques. Ils voyaient les phosphates et le cacao partir ; d’où le sentiment de pillage ressenti même si ce n’est pas vrai, et d’où aussi leur sentiment de révolte. Il faut voir les choses pas seulement sous l’angle du sous-développement économique mais aussi du ressenti.

3/ L’indépendance acquise

            Pourquoi l’Afrique ne décolle-t-elle pas ? Y a-t-il une responsabilité des anciennes puissances coloniales ?

M. Ferro : les Africains portent une responsabilité dans ce qui s’est passé. La frustration à être gouverné par les autres a entraîné l’indépendance : mais à ce moment-là le pays a été colonisé par ses élites. La principale industrie est l’administration : 64% des habitants du Dahomey est dans l’administration ! Au Gabon, la proportion est une personne pour 6 000 habitants, alors qu’elle est de 1 pour 100 000 en France. Cette fonction publique est un chancre qui entraîne des révoltes et des frustrations qui ont régénéré des conflits d’avant la colonisation. Les élites africaines ont trop pratiqué cela. L’équipement n’avait pas été fait pour eux, mais néanmoins, il était là. Ils se sont laissés emporter par une illusion tragique : l’appétit du pouvoir et de l’argent.

J. Marseille : entre 1946 et 1975, le pouvoir d’achat en France a été multiplié par trois, mais personne n’a écrit là-dessus : c’est toujours le problème du ressenti. Le pouvoir d’achat en Côte d’Ivoire, il y a trente ans, était supérieur à celui de la Corée. Aujourd’hui, celui de la Corée est dix fois supérieur à celui de la Côte d’Ivoire ! C’est plus parlant que de comparer avec l’Europe ! L’Asie a connu une augmentation de son pouvoir d’achat, et pas l’Afrique. La différence, c’est le taux d’alphabétisation. Il y a eu un effort considérable en Asie malgré la hausse de la population. La richesse à longue durée n’est pas l’or (cf le Portugal) ni le pétrole mais la matière grise, le savoir-faire, la compétence. Ce que vend l’Afrique n’intéresse plus ; elle est donc à l’écart du marché. Même chose sur le plan stratégique : depuis la chute du mur, elle est marginalisée. De ce fait, elle ne représente que 1.7% du commerce mondial, et en plus elle subit ce problème géostratégique. Le taux d’analphabétisation des femmes en Afrique aujourd’hui est insupportable.

Kipré : l’indépendance a représenté un espoir extraordinaire ; cela a aussi été le cas pour les anticolonialistes d’Europe. En 1975, le PIB de la Côte d’Ivoire est 287, celui de la Corée de 246. Aujourd’hui, celui de la Côte d’Ivoire est de 660 et celui de la Corée, de 4000. Que s’est-il passé ? A quoi sert l’alphabétisation ? Faire comme les colonialistes ? Changer la vie ? Dans ce cas, c’est un long travail. La responsabilité des Africains est beaucoup plus engagée dans le retard de nos espoirs que celle des états développés. Chaque état se bat pour lui. Les soldats en Côte d’Ivoire : merci beaucoup ! Nos indépendances datent de seulement une quarantaine d’années : il faut relativiser le retard de l’Afrique. Même la notion d’état n’est pas complètement intériorisée par les populations. Il faut noter l’extraversion de nos économies exploitées non plus seulement par les multinationales mais aussi par nos élites sociales, préoccupées par le pouvoir. Il faut 200 000 euros pour acheter un homme politique africain car il n’y a pas de conscience du développement comme lutte pour contrer la pauvreté et pour retrouver la dignité. L’indépendance correspond à l’époque de la guerre froide. Les réseaux France-Afrique ont mis en relation des hommes politiques français, des hommes des multinationales et des hommes politiques africains dans le but de produire des matières premières agricoles, au prix de catastrophes environnementales. Les forêts représentaient 14 millions d’hectares, en 1995, elles représentaient 2 millions : c’est une véritable sahélisation ! C’est le résultat de  l’encouragement de nos décideurs par les experts de la banque internationale.

S. Brunel : cette question ne se pose pas que pour l’Afrique. Il faut trente ans pour qu’il y ait développement ou sous-développement d’un pays. Pendant la guerre froide, il était dans notre intérêt de garder dans notre giron des pays qui sacrifiaient leur agriculture au profit des matières premières et réprimaient leurs opposants. La crise des années 90 a conduit au démantèlement des pays (sur la demande du FMI), par l’ingérence économique mais aussi politique dans ces pays (cf synthèse de S. Brunel).  La concurrence des exportations subventionnées en Europe est une forme de protectionnisme qui reprend l’argent donné en aide par l’Europe. Depuis le 11 septembre, cette Afrique ne devrait plus être laissée en friche ! Les états faibles voient proliférer les mafias et le terrorisme. Il ne faut pas laisser tomber l’Afrique. Les ressources en pétrole vont ramener les grandes puissances en Afrique. On va soutenir à nouveau des dictatures ! Cet intérêt nouveau va peut-être conduire à l’abandon de la stratégie victimaire (« c’est la faute du colonialisme ») grâce à ce pouvoir de nuisance : « tenez-en compte ! » On a des chances d’assister à la revanche de l’Afrique !

Questions du public :

S. Brunel : souvent les états africains ont intérêt à importer pour bénéficier d’aides douanières plutôt qu’à acheter les productions de leurs habitants. 

Kipré : en ce qui concerne l’école coloniale : en 1930, le taux de scolarisation était de 30% ; en 1969, il était de 8%. Aujourd’hui, l’Afrique francophone en est à 40%. Le but est de former des cadres de l’administration : on leur a inculqué les valeurs au nom desquelles ils ont demandé l’indépendance. Il faudrait produire autre chose que des salariés de l’administration. Peu de pays ont réussi à faire comprendre aux populations que l’école ne sert pas qu’à être salarié. C’est un élément de promotion, encore après l’indépendance, dans le but d’être salarié ou fonctionnaire. En France aussi ! C’est l’adoption inconsciente souvent d’un modèle de pensée et d’action héritée de la colonisation. On oppose l’Afrique francophone, l’Afrique anglophone, l’Afrique lusophone… : chaque métropole a façonné les pays qu’elle a colonisés.

Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

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