La colonisation, responsable du sous-développement ?

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Compte-rendu réalisé par Daniel Letouzey (transcription de l'enregistrement).

M.  François Lebrun
M. Jacques MARSEILLE, Professeur à l'université Paris 1
Mme Sylvie BRUNEL, Professeur à l'université Paul Valéry de Montpellier
Marc FERRO, directeur d'études à l'EHESS, co-auteur de l'émission Histoire Parallèle sur Arte, co-directeur des Annales. Economies, Sociétés, Civilisations
M. Pierre KIPRE, Ancien ministre de l'Education nationale (Côte d'Ivoire)
Début novembre 2003, ce débat est disponible en ligne sur
http://www.canal-u.fr  (chaîne Colloques et conférences)

Que doit la crise africaine actuelle à son histoire coloniale ? Alors que les indépendances datent d’un demi-siècle, le poids des anciennes métropoles continue de marquer l’Afrique sur tous les plans, du tracé des frontières et des principales voies de communication aux relations économiques, politiques et culturelles. Certains font de la domination européenne, ancienne et actuelle, un bouc émissaire tout trouvé pour expliquer l’ensemble des difficultés que traverse aujourd’hui le continent africain. D’autres au contraire relativisent cette influence et soulignent qu’en cinquante ans, l’Afrique a eu largement le temps de construire sa propre histoire. Pourtant, 35 pays sont aujourd’hui en conflit dans un continent qui semble avoir décroché dans la mondialisation et le développement.

FL - Quel sens donnez-vous à la colonisation et au sous-développement ?

MF : je n’aime pas beaucoup les sens précis, c’est tout de suite l’objet d’une querelle sur les mots. Néanmoins, pour faciliter le débat, on appelle colonisation des mouvements de pop qui s’en vont contrôler d’autres territoires. Il faut des colons.
L’impérialisme, c’est une pol générale plus affirmée venant après la colonisation. Elle peut se passer de colons : les allemands dans l’empire ottoman, les Américains en Amérique centrale, voire en Amérique d sud.

Le néo-colonialisme était défini par N Kurmah : la situation d’un pays politiquement , juridiquement souverain, mais dont les décisions essentielles émanent de forces extérieures.
Le mot ne convient plus : nous assistons plutôt à du néo-impérialisme, aussi sans colons.

Ces définitions ne constituent pas l’essentiel de mon propos introductif – j’avais demandé une minute de plus.
Les mondes de l’islam considèrent qu’ils ont vécu un drame d’autant plus grave qu’ils se posent cette question :comment avons-nous pu devenir les esclaves ceux qui avaient été nos esclaves ?
Il y avait des esclaves blancs à Alger, au Caire ; ce retournement crée un traumatisme qui a donné naissance à un courant que vous connaissez bien. ?
A Medeb : est-ce que nous sommes dominés parce que nous avons été colonisés ? ou avons été colonisés parce que nous étions déjà en état de faiblesse ? Il n’est pas populaire, parce que cela ferait retomber la responsabilité  de la conquête sur la déchéance des peuples islamiques.

L’Afrique noire n’a pas connu ce processus. 1ere différence
La question de Medeb : avant la colonisation, l’Afrique pouvait-elle être en situation de faiblesse ? en Afrique, l’Ethiopie a échappé à la domination, sauf pendant quelques années. Comparer les 2 types d’Etat, ceux qui ont en partie échappé à la colonisation, ceux qui ont été dominés, cela n’aide-t-il pas à répondre ?

Pour l’Ethiopie et la corne de l'Afrique, Crispi disait : il y a des famines, profitons-en, ils ne sont pas en mesure de se défendre. Je schématise, mais c’est qu’il pense.
De même  en Afrique du sud, les Anglais ont décidé pour les mêmes raisons de pénétrer dans l’intérieur (ne pas oublier bien sûr l’intérêt pour l’or et pour les diamants)
Pour le Soudan, Kitchener écrit : profitons de la situation déplorable, aggravée par la sécheresse.

C’est donc la faiblesse de l’Afrique qui a permis dans une certaine mesure la conquête
Pourquoi ce continent était-il si faible ?
Est-ce seulement à cause de la sécheresse  et des famines ?
Pas seulement.
En Afrique, dans plusieurs régions, l’incorporation du continent au marché mondial a pu être responsable d’une décomposition des structures ; cela  a rendu du coup les catastrophes climatiques et les famines telles qu’elles ont permis la conquête

Il faut donc faire la part - pas les responsabilités- , la part de la nature, et celle de la déstructuration liée à la première mondialisation.

FL : Le mot colonisation est de fait  à prendre en sens large ; il ne commence pas au milieu du XIXe.
Sur le sous-développement, nous allons demander à Sylvie Brunel de nous éclairer

SB : L’Afrique est plurielle, la Tunisie ou Maurice sont des nouvelles puissances industrielles, l’Afrique du sud et la Nigéria des puissances régionales.
Mais le continent présente un retard incontestable, si l’on se sert des critères d’aujourd’hui.

Pauvreté : le continent comprend le plus grand nombre de PMA

Si l’on utilise l’IDH, la capacité d’une population à maîtriser son destin, à permettre des choix qui supposent bonne santé et alphabétisation, le retard est mesurable :
Le taux de mortalité infantile est de 50 pour mille dans le monde (10 en Europe, 25 en Asie) mais de 100 dans de nombreux pays africains. Ce chiffre est révélateur du statut des femmes, de leur état de santé, de l’état du système de santé et des infrastructures routières.

De même, l’espérance de vie , qui avait progressé depuis 50 ans, marque le pas à cause du sida : elle est passée de 52 ans en 1990, à 47 ans aujourd’hui avec 10% des adultes touchés par l’épidémie du sida.

Ces critères sont incontestables

On peut y ajouter la mesure de l’alphabétisation, un des éléments indispensables pour qu’une société puisse s’engager dans le développement : 2/3 des femmes n’ont pas été alphabétisées dans les campagnes ; une moitié des enfants ne va pas à l’école.

Ou encore, la fait que l’Afrique a décroché : elle ne représente plus que 2 % des échanges mondiaux.

Ces chiffres a prendre avec prudence : certains spécialistes africains rappellent que si les statistiques étaient exactes, alors presque tous les africains seraient déjà morts.

Il faut en effet tenir compte de l’économie informelle : 70% de activités échappent, en Afrique, aux statistiques officielles. Les Etats sont faibles, les recensements datent,
l’autoconsommation garde une place importante, les frontières génèrent des trafics de contrebande… Il faut donc relativiser le retard économique.
 

Ensuite, la pauvreté apparente masque le film de l’évolution depuis les indépendances (1960)
Pour Philippe Hugon, en 50 ans, les Africains ont réalisé 1 triple prodige :
. Ils sont passés d’un monde vide à un monde plein (densité de 5 à densité de 30).
Et alors que 80% vivent toujours de l’agriculture, alors que les rendements n’ont guère augmenté, ils ont été capables de nourrir cette population croissante sans catastrophe majeure (les famines existent, mais beaucoup sont liées à des facteurs politiques,et sont instrumentalisées)

L’Afrique a connu une urbanisation accélérée : la population globale a été multipliée par 4, mais celle des villes l’a été par 11. 5% des Africains vivaient en ville en 1900, 40 % aujourd’hui.
Cette urbanisation modifie les mentalités et les comportements : la fécondité est inférieure de moitié en ville, les femmes ont moitié moins d’enfants que leur mère.

. Cette Afrique dont les Etats a pris la suite de la colonisation a conservé une relative stabilité des frontières, ce qui a permis de bâtir les nations actuelles.

Au total, le continent a montré une formidable capacité d’adaptation, de résilience.
Au choix, on peut y voir une bouteille a moitié vide , ou bien une bouteille à moitié pleine.

FL propose un débat en 2 temps :
Comment se pose le problème des liens entre colonisation et sous-développement avant 1960 ? Comment se pose-t-il après les indépendances ?

SB :
quelles sont les conséquences de la traite et de la colonisation sur le sous-développement actuel ? SN renvoie au dossier de la revue L’histoire [La traite a-t-elle fait le malheur de l'Afrique, L'histoire 280 S, octobre 2003], et à la conférence de Elikia  M BOKOLO : Traites et esclavage (en ligne sur Canal-U, Colloques et conférences, octobre 2003)

Un des arguments des colonisateurs, c’était de mettre fin aux tourments provoqués par la traite. Il ne faut pas oublier la traite liée à l’islam, la traite africaine. Et surtout prendre en compte l’existence d’une société pré-coloniale très inégalitaire : au moment de la conquête, selon C Coquery-Vidrovith, un quart des habitants de l’Afrique  au sud du Sahara avait un statut d’esclave.

La ponction humaine est énorme (en trois siècles, 5 millions de personnes ont été arrachées au continent africain). Elle a eu des effets durables, et la responsabilité des européens, qui ont alimenté la demande, est indéniable.
Mais elle a été en partie compensée par une recrue démographique.
Et elle a surtout développé des antagonismes qui persistent dans les mentalités d’aujourd’hui :
entre les régions acéphales (Afrique centrale, Afrique des villages) qui ont subi les razzias, les massacres et ont eu beaucoup de mal a se remettre du traumatisme et les Etats qui organisaient et qui bénéficiaient de la traite (les Etats côtiers de l’Afrique de l’ouest, les Etats d’Afrique centrale qui eux ne sont pas sortis amoindris).
Cette opposition survit dans certains pays, entre peuples anciennement esclavagistes et peuples anciennement dominés.
Ne pas négliger aussi le fait que l’esclavage continue aujourd’hui, au Soudan, ou dans le travail des enfants dans certaines plantations de l’Afrique de l’ouest.

La traite continue à marquer les mentalités, même si elle s’éloigne dans le temps.
Elle ne peut pas être imputée uniquement aux Européens, mais ces derniers portent une part de responsabilité qu’ils ne doivent pas oublier.

FL : Peut-on, du fait de la colonisation, parler du pillage de l’Afrique ?

La question est plus classique que pas provocante.
En 1970, chez Maspéro, Pierre Jalet publie «  Le pillage du Tiers-monde »

JM refuse le terme de pillage, qui évoque une logique de butin.
Il préfère s’interroger sur l’existence d’un échange inégal, entre une économie traditionnelle et une économie en cours d’industrialisation.

Pour lui, la question a été tranchée dès 1970-1985 : il n’y a pas eu pillage du Tiers-monde.
La vraie question, c’est plutôt, pourquoi continue-t-elle d’être posée ?

JM insiste sur les trajectoires opposées de l’Afrique et de l’Asie
D’après l’ouvrage de Madison, en 1960, en Afrique, le revenu moyen par habitant est supérieur à celui de l’Asie. Depuis, la situation s’est inversée de façon spectaculaire.

JM affirme trois choses :
. Nous ne sommes pas riches parce que les Africains sont pauvres. Paul Bairoch a montré que le développement industriel de l’Europe ne devait pas grand chose aux ressources du continent africain, ni aux sociétés africaines comme débouché commercial.
La croissance européenne repose sur ses propres ressources en énergie, en matières premières, sur son marché intérieur.

Notre richesse n’est pas liée au sous-développement des autres.
Ce qui ne veut pas dire que le choc de la colonisation n’a pas entraîné la déstructuration et la pauvreté pour les sociétés africaines.

2e : y a t-il eu dégradation des conditions de l’échange ?
Ce serait vrai si les colonies africaines avaient été contraintes de vendre à bas prix des matières premières dont l’Europe avait besoin, et si cette dernière avait vendu, à prix excessif, en retour des produits manufacturés.
Le tableau d’après Samir Amin pour l’Afrique de l’ouest montre qu’il n’y a pas dégradation
(cf le cours de l’arachide au Sénégal).

Cet argument est un pur fantasme, dénoncé en son temps par Paul Bairoch.

Dans le cas de la France, il y a eu, pendant la période coloniale, une sorte de contrainte de souveraineté : les marchandises ont été payées en dehors des cours mondiaux – c’est évident lors de la crise des années 30.
Entre les 2 guerres mondiales, la colonisation a été une sorte d’abri pour l’Afrique par rapport aux turbulences du marché mondial.
Si bien que le legs le plus terrible de la colonisation, ce n’est pas d’avoir pillé l’Afrique, c’est de l’avoir coupée des réalités mondiales.. d’où la brutalité du choc qu’elle a subi lors de la confrontation avec ce marché mondial.

Dans le tableau p 6, le niveau de vie africain est estimé à 444 $ en 1870 , il serait de  852 $ en 1950. L’Afrique aurait donc vu sa situation s’améliorer durant cette période.
L’Asie (sans le japon) est passée de 543 à 665 $.
Pendant la période coloniale, l’Afrique a connu a une croissance plus forte ; on peut pas accuser la colonisation d’avoir traité l’Afrique plus mal que le reste du monde.

3e : Le poids des capitaux
Si on considère la balance commerciale entre la France et l’Afrique de l’ouest, pour que ces colonies soient intéressantes sur le plan commercial, il aurait fallu lui acheter plus ; si la France avait été en déficit, elle aurait payé en francs.
Or pendant toute cette période, la France a eu une balance positive, ou dit autrement l’Afrique a eu  un balance déficitaire ;
Qui a payé la différence ? Les transferts publics.
Autre legs de la colonisation, ces transferts ont moins servi à financer des infrastructures (portuaires, chemins de fer), qu’à financer le train de vie, qu’à assister une économie  aidée, hors des contraintes de l’économie concurrentielle. En 1960, l’Afrique ne semble pas mal partie (malgré ce qu’écrit René Dumont) ; c’est un espace qui se développe. Tout se gâte après les indépendances. La colonisation n’a pas, au niveau économique, laissé des traumatismes aussi majeurs que l’on avait dit.

FL - Faut-il comprendre que les Européens n’ont pas été bien inspirés, sous l’angle économique, en se lançant dans l’entreprise coloniale ?

JM : C’est une question d’aujourd’hui, pas celle du temps de J Ferry.
Il faut se méfier de l’anachronisme, le péché majeur en histoire.
Les Européens ont choisi d’y aller mais pour d’autres raisons.
Victor Hugo, Emile Zola affirment la légitimité de la conquête coloniale, pour des pays qui se considéraient comme les acteurs de la civilisation.

FL  - ces propos méritent discussion

Pierre Kipré :
Je ne voudrais pas ne pas répondre à votre question.
Mais je ne pas laisser passer un certain nombre d’affirmations, telle que l’Afrique n’est pas mal partie. Si la colonisation avait été un moment si heureux, au plan économique  je ne vois pas pourquoi nous aurions demandé l’indépendance.

2e chose : les termes de l’échange ; à qui profitent-ils ? au paysan de mon village ? à la CFAO
qui ont été les pierres angulaires, pas du pillage du boucanier, au moins de l’exploitation des populations. Le système économique colonial se caractérise par 4 éléments, si j'en crois les archives que j'ai consulté, et si je tiens compte de mon souvenir de ce que j'ai vécu lors des derniers moments de la colonisation :

1 l’économie de traite, que Jean Dresch a si bien définie : les Africains apportent les matières premières, dont les pays industriels fixent les prix ; en échange, les pays industriels fournissent la « pacotille ». Aujourd’hui encore, les cours du  café, ceux du coton sont fixés au niveau mondial ; ce n’est pas le producteur  qui fixe les prix, mais l’acheteur (ou l’intermédiaire) ; ce dernier interdit toute aide, toute subvention.

2 – La colonisation a provoqué la désarticulation, voire la liquidation de tout ce qui définit l’essence de l’Afrique. Les routes et les voies ferrées sont construites en fonction du littoral le plus proche. On privilégie les échanges colonie - métropole, au lieu d’encourager les échanges à l’intérieur du continent africain.
(MF ajoute : les Européens ont développé des infrastructures, Nehru reconnaît l’œuvre des Anglais dans son pays, mais pour eux, pas pour les indigènes)

Pour l’Afrique de l’ouest, la partie la plus avancée, 9% des échanges se font entre pays de la CDAO ; le reste va vers les pays industrialisés. C’est vrai, nous ne sommes pas à la source  de la richesse des grands pays industrialisés, Mais pour 1 capitaliste, 1 sou est 1 sou.
En me référant à des statistiques françaises (elles n’apparaissent pas dans le dossier, il y a dû y avoir des problèmes d’informatique…)  La part des colonies dans le commerce français passe de 6% (en 1900) à 25 % (en 1959) (livre de Fields).
Pourquoi les anciennes colonies françaises d’Afrique ont-elles la France  pour partenaire principal, encore aujourd’hui ?

FL Vous anticipez sur la 2e partie…

PK : Oui, mais il était nécessaire de relever quelques éléments (contredire qq affirmations).
Je voudrais terminer par 2 choses
La colonisation était un système, pas seulement un aspect politique, ou un économique, ou un social, ou culturel. C’est bien la colonisation en tant que système que les Africains, partisans de l’indépendance, ont combattu. Il était perçu comme un  système totalitaire, et combattu comme tel.

PK est d’accord avec Sylvie Brunel sur la description des effets du sous-développement.
Mais les chiffres le hérissent toujours– l’histoire n’est pas celle des chiffres, mais celle des êtres humains concrets – pour nous Africains, et c’est la bêtise de nos premiers dirigeants et la nôtre, le sous développement est parfois perçu comme un retard par rapport aux pays industrialisés. En fait, c’est d’abord un retard par rapport à nous, à notre désir de dignité , de liberté, d’estime de soi.

F Houphouet-Boigny disait qu’un homme qui a faim ne peut pas être libre.
Et tant que nous n’aurons pas mis en place les politiques nécessaires pour éradiquer la faim,  nous serons sous-développés.
Mais un pays qui laisse mourir seuls 15 000 personnes, est-il totalement développé ?

PK compte revenir sur l’absence de rupture idéologique par rapport à la période coloniale.

FL - Il faudrait passer à l’étape suivante, à partir des années 1960 ? qu’est ce qui change ? Peut-on parler d’une espérance déçue ?

MF
Oui, mais auparavant, je voudrais quand même intervenir dans ce qui a été dit.
FL : suivons le plan
MF : Ma préférence, c’est de dire un mot sur ce débat.
Malgré toute l’affection et l’admiration que j’ai pour Jacques Marseille , je suis en désaccord avec la manière dont il présente les choses, même si elle est scientifiquement admirable. PK a pris ce que j’allais dire.
Je voudrais expliquer pourquoi

Il y a très longtemps, quand je m’occupais de l’URSS, A Gerschenkron expliquait que l’économie russe avait tellement progressé jusqu’en 1913, il a tracé une courbe de ce qu’aurait été l’économie s’il n’y avait pas eu la révolution de 1917 ; selon lui, en 1930, l’économie russe aurait été très supérieure aux résultats obtenus par le communisme ; je lui ai , à un colloque : c’est peut-être parce les ouvriers travaillaient beaucoup, par ce qu’il y avait une concentration, parce que les russes n’étaient pas contents qu’il y a eu une révolution.
Mais cela il ne fallait pas le dire. En écoutant Marseille, j’avais l’impression d’écouter A Gerschenkron.
[sur la Russie, voir http://www.history.ox.ac.uk/ecohist/biblios/1a_economic_business/contemporary_russian_polity_bib.htm
et http://vlib.iue.it/hist-russia/lists.html
Gatrell P, The Tsarist Economy, 1855-1917, 1986
Faulkus M E, The Industrialisation of Russia, 1700-1914, 1972
Crisp O, Studies in the Russian Economy Before 1914, 1976 ]

M nous montre des termes de l’échange, mais ce qu’il faut voir, comme le dit K, c’est qui profitait de cela ; sûrement pas les Africains, alors qu’aujourd’hui c’est différent, au moins pour certains.

2e , C’était pas forcément la France, mais plutôt des Français.
Mes amis colons qui sont revenus d’Algérie quand j’étais prof vivaient beaucoup mieux que les membres de leur famille qu’ils ont retrouvé en métropole ; les traitements, les revenus annexes faisaient que la colonisation profitait, d’une certaine façon, à certains Français, alors que les arabes n’en profitaient guère.  C’était sans doute la même chose en Afrique noire.

Les colonisés, ils ne voient pas les problèmes sous l’angle des statistiques, ce qui compte, pour eux, c’est ce qu’ils ressentaient : voir les phosphates partir, c’était se sentir victime d’un système injuste.
MF souhaite ne pas poser le problème sous le seul angle économique, mais intégrer la perception par les hommes.

Il est en total accord avec l’autre exposé qui ne lui posait aucun problème.

FL  : Que se passe-t-il après l’indépendance ?
Pourquoi l’Afrique ne décolle-t-elle pas ?
Est-ce seulement dû à la responsabilité des anciennes puissances coloniales ?

MF : La part des anciennes puissances, mes 3 voisins sont plus à même de répondre de façon informée.
Mais moi, j’ai autre chose à dire…
Je pense que les Africains  eux-mêmes portent une responsabilité dans ce qui s’est passé. Il y avait une telle frustration d’être gouverné par les autres, que dès la proclamation de l’indépendance, il y a eu colonisation du pays pas ses élites. La principale « industrie », cela a été l’administration. En 1970, celle du Dahomey absorbait 64 % du budget.
Sylvie Brunel va me rétorquer qu’il fallait avoir du monde pour régénérer une économie qui sortait de la colonisation. D’accord.
Mais au Gabon, il y avait 1 député pour 6000 habitants, contre 1 pour 100 000 en France.

Il y a eu une sorte de fonction publique de prédation. Cela a été un chancre qui a amené toutes sortes de frustrations, toutes sortes de révoltes. Des conflits qui avaient été étouffés pendant la colonisation ont surgi à nouveau, à cause des dérives d’un Etat surchargé d’activités, un Etat  qui étouffait la société et confisquait les ressources disponibles.
C’est le premier point que je voulais développer : les élites africaines ont trop pratiqué ce que nous connaissons bien , mais nous, nous avons des réserves, alors qu’eux n’en avaient pas.
L’appétit de gouverner , de profiter de la situation, de croire qu’une fois maître des richesses, on va s’enrichir, que les autres suivront, cela a été une illusion, une illusion tragique. C’est un facteur à mentionner tout de suite.

FL : Que répondrait JM ? Pourquoi, depuis les indépendances, l’Afrique ne décolle-t-elle pas ?

JM - Je ne dirai pas, comme MF, que la responsabilité de cet échec incombe totalement
 aux élites africaines.
Comme vous l’avez compris, dans le jeu de rôle, je joue le méchant.
Cela ne me pose pas de problème métaphysique. J’ai l’habitude. Je sais qu’on n’applaudit pas seulement des choses justes.

Le réel et le perçu sont deux choses distinctes : pour les Trente Glorieuses, Jean Fourastié a montré que le pouvoir d’achat des Français a triplé de 1946 à 1975. Cette hausse est historique, et n’a pas de précédent en France. Or pendant cette période, aucun Français n’a affirmé avoir profité d’une telle augmentation. Au contraire. Dans une mutation de cette ampleur, on peut continuer à penser et à dire que l’on vit mal et très mal.

La vraie question, celle que je me pose, elle porte sur la comparaison des pouvoirs d’achat :
voilà 30 ans, le pouvoir d’achat des ivoiriens était supérieur à celui de la Corée du sud ; aujourd’hui, celui des coréens est 10 fois supérieur. Pourquoi une telle évolution ?

La grande différence, c’est le taux d’alphabétisation.
L’Asie a investi dans l’alphabétisation d’une population qui croissait plus vite que la population africaine. La base du développement, de la création de la richesse de longue durée, ce n’est pas l’or (cf les Espagnols au XVIe, ce n’est pas le pétrole – le niveau de vie en Arabie est inférieur aujourd’hui à celui de 1973 - ), ce qui fait la richesse, c’est le savoir faire,
c’est le travail, la matière grise, la compétence. Sur ce point la différence entre l’Afrique et l’Asie est énorme.

L’Afrique avait les moyens financiers d’une telle politique. Pourquoi ne l’a-t-elle pas menée ? Peut-être parce que notre aide n’a pas été accompagnée d’une incitation assez vigoureuse.

Un autre problème, c’est la marginalisation de l’Afrique : ce qu’elle vend n’intéresse plus grand monde, elle est écartée du commerce international (1,7 % des échanges). De plus, depuis chute du mur de Berlin, elle n’intéresse plus l’Europe sur le plan géostratégique.
On ne peut pas rendre l’Europe responsable de cette double marginalisation.

C’est aux Africains de dire ce qu’ils veulent et doivent faire. Mais selon JM, la priorité devrait être l’alphabétisation, et particulièrement celui des femmes, dont le sort actuel, décrit par SB est insupportable dans le monde d’aujourd’hui.

PK : En juillet 60 : à l’école, l’instituteur lui a présenté l’indépendance comme ceci : la Côte d’Ivoire sera comme la France, Abidjan sera comme Paris.
L’indépendance a suscité des espoirs extraordinaires, porté par ceux qui s’étaient battus pour l’obtenir.

D’accord avec la comparaison entre les ivoiriens et les coréens :
En 75, effectivement, le pnb par hab était de 287 $ en Côte d’ivoire, de 246 en Corée du sud.
Aujourd’hui, il est de 660 $ en CI, mais il dépasse 4000 $ en Corée.

Que s’est-il passé ?
En 96, alors qu’il était au gouvernement, PK a voulu introduire l’enseignement des langues nationales dans le primaire. Il a soulevé un tollé général : « tu veux nous faire revenir en arrière ». Il a alors compris que le retard venait en partie de l’absence de décolonisation des mentalités.
Si comme il le pense, l’éducation doit servir à changer la vie, alors il estime que le travail sera très long…

Pour lui, la responsabilité des dirigeants africains est importante
L’extraversion des économies n’a été exploitée seulement par les multinationales, mais aussi par les élites sociales. Avec 200 000 euros, vous pouvez acheter 1 homme politique en Afrique.

Il demande aussi à replacer les indépendances dans le contexte historique, celui de la guerre froide, celui des réseaux France-Afrique qui ont leur responsabilité dans les choix opérés.
La destruction de la forêt primaire en Côte d’ivoire (14 M ha en 1900, 2 M ha en 1995), c’est le résultat des conseils des experts, et de l’assistance technique.
Il faut tenir compte de la durée : 40 ans, c’est court à l’échelle d’un pays, ne serait-ce que pour construire et intérioriser la notion d’Etat. L’Europe a mis des siècles à bâtir des Etats solides.
Je ne vous demande pas de m’applaudir, mais d’applaudir plutôt mon frère Jacques Marseille.

FL : Sylvie Brunel, que diriez-vous pour résumer ?

SB : n’est-ce pas plutôt votre travail ?
Tous ont dit des choses vraies
Le débat sur les liens entre colonisation et sous-développement ne se pose qu’à propos de l’Afrique. Maintenant, on sait qu’il suffit de 30 ans pour développer ou ruiner un pays.

Comment expliquer ce bilan ?
Pendant les 30 glorieuses et la guerre froide, les matières premières se vendaient bien.
Nous avions intérêt à garder des pays africains qui sacrifiaient leur agriculture au profit des villes, qui réprimaient férocement toute opposition au nom de la construction d’un état national ; et comme c’était notre intérêt, nous nous sommes tus.

Un retournement se produit au début des années 1990 : les états africains entrent dans la crise de la dette, et là nous avons commencé à pratiquer une ingérence économique forcenée. Nous sommes intervenus au nom d’une orthodoxie libérale, nous avons démantelé le modèle de l’Etat rentier et distributif qui assurait la paix sociale depuis les indépendances.

Ensuite, nous avons fait de l’ingérence politique, pour imposer une démocratisation qui n’avait jamais été souhaitée ni préparée. Cela a provoqué le chaos dans de nombreux pays.

On a pris conscience de tous ces déséquilibres dont l’Afrique porte certes la pleine responsabilité, mais aussi des choix que nous avons encouragé pour des motifs commerciaux et stratégiques : aujourd’hui, l’Afrique reste la victime de ce système international injuste.
Nous lui donnons d’une main (aide publique pas si énorme) ce que nous reprenons de l’autre (politiques protectionnistes, subventions déguisées).

On constate une évolution depuis le 11 septembre : de nos dirigeants occidentaux estiment qu'ils ne devraient pas laisser cette Afrique en friche. Sinon, ils comprennent qu'ils courent le risque de favoriser tous les trafics illicites, toutes les mafias. Et de faire prendre des risques inutiles à leurs propres pays. On les voit donc se préoccuper à nouveau de l’Afrique.

De plus, depuis le milieu des années 1990, les ressources  pétrolières du golfe de Guinée sont suffisamment importantes pour permettre d’atténuer la dépendance vis à vis du Moyen-Orient. Du coup, on voit le grand retour des grandes puissances en Afrique, elles soutiennent ouvertement des dictatures (on est moins regardant sur la bonne gouvernance et la démocratie) et à y replacent leurs billes.
Cela va-t-il aller dans le bon sens des intérêts africains ? je n’en sais rien.

Mais un des intérêts, c’est d’abandonner cette stratégie victimaire qui ne mène à rien, et qui consiste à accuser toujours le passé.
Nous avons peut-être une chance d’assister à la revanche de l’Afrique.

FL : Merci à Sylvie Brunel.

MF je voulais dire 2 mots (il ne les dira pas)

Questions non transcrites.

Voir une version compacte sur le site de Toulouse, avec un tableau de synthèse, à paraître dans le prochain ouvrage de Sylvie Brunel :
 http://www.ac-toulouse.fr/histgeo/program/recher/blois03/blois03.htm

bibliographie :
Les effets à long terme de l'expansion européenne :
www-ssp.unil.ch/IHES/pdf/histextraeuropcours.pdf
Bibliographies de Sciences Po :
 http://www.sciences-po.fr/docum/actualites_bibliogr/biblio/index.htm

Sociétés et espaces urbains en Afrique, Le Mouvement social, n° 204, sous la direction d'Odile Georg
http://biosoc.univ-paris1.fr/recherche/mvtsoc/num204.htm

Transcription Daniel Letouzey 11/2003

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