La bande dessinée, le roman historique et l’histoire…

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Compte-rendu réalisé par Jacques GALHARDO.

Remarque préalable : le compte rendu qui suit correspond en fait à 2 « cafés littéraires » distincts mais dont les problématiques sont assez proches. Il n’est pas rare que nous nous posions la question de savoir quels usages nous pouvons (devons ?) faire de ces supports dans notre enseignement. Aucun des deux débats n’apporte de réponse définitive (aucun historien, d’ailleurs n’y participera), mais les interventions, parfois éloquentes, nous permettent d’en mesurer les enjeux, les limites et parfois les possibilités…

1. « l’histoire dans la BD, une affaire sérieuse ? » 

Trois scénaristes participent au débat : Jacques Martin (ancien collaborateur d’Hergé et auteur célèbre de la saga d’Alix depuis 1948 !), Daniel Bardet (co-auteur de la célèbre série Les Chemins de Malefosse, entre 1982 et la fin des années 90) et Eric Warnauts (co-auteur, en 1988, Congo 40 et, en 1991, de L'innocente). Enfin, Henri Filippini, éditeur et directeur de collection chez Glénat complète le trio.

  1. Périodisation et élargissement du public

La première partie du débat concerne une tentative de périodisation de l’histoire de la BD, depuis 1945. Dans les années 40, on connaît la bande dessinée surtout à travers les journaux. La naissance de l’album apparaît avec le besoin des jeunes de connaître rapidement la fin de l’histoire (années 50/60). Mais aussi une période où le public s’élargit au-delà des seuls jeunes : les lecteurs ont vieilli et changé de source d’intérêt. C’est la naissance de la BD pour adultes, par rapport à la BD – jeunesse (années 65/70). Les intervenants insistent sur le rôle de nouveaux magazines très populaires : Pilote, Spirou, L’écho des Savanes ou Métal Hurlant (plus tard Fluide Glacial). Des auteurs ont pu jouer un rôle également dans cet élargissement : Marcel Gottlieb et Claire Bretécher sont alors cités en exemple. La fin des années 60 marque un autre tournant dans l’histoire de la BD : on peut dès lors et plus facilement, évoquer des sujets de le vie quotidienne : amour, érotisme, etc. La Bande Dessinée gagne ainsi plus de liberté. Les intervenants mentionnent, enfin, l’évolution des programmes scolaires qui intègrent la BD et achèvent d’une certaine manière l’ouverture du public.

  1. Rôle de l’Histoire dans les choix artistiques

Le premier rapport que les auteurs entretiennent avec l’Histoire est personnel, voire intime : Jacques Martin indique qu’il est né en Alsace, à Strasbourg, avec, dans sa mémoire d’enfant, la « ligne des Vosges ». Son père l’emmenait voir les châteaux médiévaux bâtis sur les rives du Rhin, renforçant ainsi son imaginaire. A 15 ans, il est pris de passion pour l’Antiquité et commence à lire des romans historiques.

Pour Eric Warnauts, ce sont d’abord les récits de ses oncles qui permettent d’expliquer ses choix. Ces derniers ont participé à l’aventure coloniale belge et ont enrichi la mémoire familiale d’images et de souvenirs d’Afrique. Il note, au passage, que ces derniers évoquaient des paysages, des animaux et des colons…, mais jamais d’Africains. Il explique ainsi son choix, dans Congo 40, de ne pas les représenter. A la question du « désir de réparation », il répond qu’il a sûrement un devoir de mémoire, mais qu’il exprime également un point de vue subjectif (ex. L’innocente). Il conclut sur ce qui lui paraît le plus immédiat, néanmoins : « le plaisir du sujet et du dessin » (ex. Les suites vénitiennes).

Daniel Bardet reconnaît que certaines de ses BD répondaient à des préoccupations personnelles, par rapport aux récits de son enfance (ex. Le boche). Mais il insiste surtout sur l’intérêt de la BD pour raconter l’aventure humaine. Il ajoute qu’il « existe un plaisir personnel à raconter une époque qui lui plait ». Dans ce contexte, il rappelle certaines règles : nécessité d’un reportage préalable, étude et curiosité régulière pour les travaux  des historiens et des archéologues, travail personnel de terrain. Jacques Martin cite à ce sujet une anecdote concernant son collaborateur Morales qui est allé photographier Louqsor en lumière rasante pour pouvoir mieux le représenter.

  1. les relations de la BD avec l’Histoire

Les trois scénaristes ne sont pas loin de s’accorder sur le fait que la « vérité historique » est principalement juchée dans les détails, les objets, le décor ou le moment, ce qui les distingue des historiens. Au mieux, leur intérêt se porte sur les mœurs, les usages… Pour renforcer cette distance vis-à-vis de « l’œuvre d’histoire », ils notent qu’il existe plus d’anonymes que de personnages connus et que s’ils inscrivent leurs histoires dans un « habillage historique » (ce que Bardet définit aussi comme « l’histoire en costume »), ce qui les intéresse c’est d’abord de « faire partager l’aventure des gens ». Daniel Bardet revient d’ailleurs sur le problème technique de la représentation des paysages historiques : les dessinateurs disposent de possibilités graphiques qui demeurent une preuve du regard moderne (ex. vues aériennes sur un château du Moyen âge).

Sans contester ces remarques, Henri Filippini note, de son côté, que les jeunes auteurs aujourd’hui se moquent plus des détails historiques. Ce qui n’atténue, selon lui, en rien la portée de leurs histoires. De plus, cela leur permet de publier davantage et plus rapidement (plusieurs albums par an au lieu d’un seul en un à deux ans). Cependant, Eric Warnauts indique que ces auteurs « s’éloignent du réel pour aller vers le conte ».

  1. les autres limites et conclusions provisoires…

Jacques Martin reviendra sur la nécessité de la rigueur et d’une certaine éthique dans un tout autre but : les lecteurs supportent mal de voir évoluer un personnage ou un type d’histoire. Par exemple, il explique qu’il ne peut pas associer Alix à du sang ou de la violence… Il complète en rappelant qu’on ne trouve pas non plus de pin up dans les aventures de Tintin ou Spirou.

Il évoque ensuite, avec Henri Filippini, la loi de 1949 qui constitue un autre élément de censure. On peut encore interdire de l’étalage une bande dessinée dès lors que 2 personnes portent plainte contre son contenu. Il existe une commission chargée de statuer sur le sort de l’œuvre. On rappelle alors que la série Titeuf (1 million d’exemplaires) connaît énormément de difficultés sur le plan judiciaire. Les artistes s’étonnent que les mêmes motifs semblent poser moins de problèmes lorsqu’ils passent à la télévision ou au cinéma. Néanmoins, personne ne semble l’expliquer.

Enfin, tous s’accordent pour dire que la BD dite « d’histoire » raconte surtout les préoccupations d’aujourd’hui, conscientes ou inconscientes. Ils notent qu’on trouve parfois dans la presse une actualité qui dépasse leurs scénarios. Ces dernières permettent-elles de répondre à la question du départ ? Nous pourrions le croire et conclure sur la nécessité de séparer les 2 univers par précaution ou parce que les artistes le revendiquent eux-mêmes… Au détour d’une question, pourtant, Jacques Martin nous informe qu’il travaille actuellement avec son équipe de 20 dessinateurs sur un projet officiel d’illustration du Château de Versailles (7 à 8 volumes depuis le début de sa construction) !

2. « Le roman historique entre mépris et reconnaissance ? »

Deux intervenants seulement participent à ce débat : Françoise Chandernagor, ancienne haute fonctionnaire, membre de l’académie Goncourt, elle a publié 8 romans, dont La Chambre en 2002. Elle était également présidente du « Salon du livre d’histoire », lors de ces « Rendez-vous ». A ses côtés, le lauréat du « prix du roman historique – 2003 » de Blois : Pierre Moustiers, pour Le dernier mot d’un roi, Albin Michel. L’auteur se propose de raconter les derniers jours de Louis XI.

Le débat débute par la tentative de définir ce qu’est un « roman historique » et ce qui le différentie du « récit historique » : on oppose alors les « aventures inventées » aux récits « d’événements authentiques ». Françoise Chandernagor précise que le roman historique pourrait se définir par « tout roman dont l’auteur n’est pas concerné directement par les événements ». Ce qui permet, pour reprendre une formule de Pierre Modiano « d’englober plus de monde ». Le romancier complète l’histoire, selon Pierre Moustiers, par l’intuition de sa connaissance et le travail des historiens.

Françoise Chandernagor s’insurge et note des contradictions chez ceux qui méprisent le roman historique : ils aiment et ont lu, en général, Guerre et Paix, Les mémoires d’Adrien… Elle fait également remarquer qu’il existe un « théâtre historique » non seulement pour les décors mais aussi pour les sujets (Racine, Corneille, Shakespeare…). Selon elle, la question est donc : « de quelle sorte de roman historique s’agit-il ? » Il faut selon elle distinguer le « roman sujet de l’histoire » et le « roman décor ».

Pour son livre, Pierre Moustiers explique qu’il utilise l’histoire comme sujet, sans embellir les faits par trop d’imagination. Il ajoute qu’il faut respecter l’histoire. Françoise Chandernagor le rejoint et explique que les lecteurs sont devenus plus exigeants qu’au 19ème siècle (à l’époque d’A. Dumas) : « ils doivent pouvoir croire à ce qu’ils lisent ». Mais elle ajoute qu’il existe « le vide du subjectif dans l’histoire ». Et c’est précisément dans ce vide que le romancier peut s’introduire pour raconter son histoire.  En paraphrasant M. Yourcenar, elle déclare vouloir « faire du dedans ce que les historiens ont du dehors ».

En revanche elle n’aime pas ce qu’elle appelle le « roman en costume » telle que « Caroline chérie » ou « Angélique, marquises des anges ». Elle lâche : c’est de la « bande dessinée ». Et l’on ne manque pas d’être frappé par l’écho étroit et direct entre les 2 débats…

Il arrive que le décor puisse être un symbole à caractère historique. Elle cite le roman de Jean Giono : Le hussard sur le toit. En fait, il raconte l’expérience du mal durant la guerre en « langage codé ». Sa « grande épidémie », c’est en fait la guerre. Elle utilise une seconde illustration à travers son roman L’enfant des lumières, dans lequel elle tente de poser deux ou trois questions : comment éduque-t-on un enfant dans un siècle dont les valeurs basculent ? L’éduque-t-on pour le passé ou pour le futur ? Elle explique enfin qu’elle « cherche l’universel dans le particulier », notant que si les formes des ambitions politiques peuvent changer selon les époques, les caractéristiques, non. Il en va de même, selon elle, au sujet de l’amour. 

Pierre Moustiers rejoint lui aussi cette idée et explique que lorsqu’il écrit, il pense à notre époque. Mais il veut ne pas oublier ces changements (odeurs, sons…) qui sont les signes d’autres changements dans les catégories de pensées. Il cherche alors à « construire une langue la plus proche possible de ce temps plus long du passé » en « articulant la phrase et la pensée ». Il tente de s’immiscer dans l’histoire intime, dans la pensée…

Françoise Chandernagor indique que le propre d’un bon roman historique est le personnage ambigu. Elle revient encore sur les catégories non définies en se demandant pourquoi Stanley Kubrick et ses Sentiers de la Gloire (le cinéma historique en général) ne soulèvent pas autant de critiques de la part des historiens (qu’elle ne nomme pas…). Elle fait remarquer que le roman historique reste plus populaire à l’étranger qu’en France, sans en expliquer les raisons… Toutefois, ils ne s’exportent pas, car ils restent ancrés dans une histoire nationale ou régionale, peu compréhensible ailleurs. Il faut noter l’exception américaine dont la nation parvient à exporter les histoires nationales et même régionales.

Concernant les évolutions actuelles du roman historique, les deux invités font remarquer que les premiers romans historiques insistent principalement sur les sentiments et les rapports humains (la Princesse de Clèves ou les Liaisons dangereuses, par exemple). Aujourd’hui, les héros mangent, sentent, respirent… Les détails ouvrent des horizons psychologiques inattendus que le cinéma a pu explorer plus en profondeur.

Françoise Chandernagor rapporte que Tchekhov a adressé une lettre à Gorki pour lui reprocher d’utiliser trop de mots dans ses descriptions. On finit par cacher l’objet. Il s’agit donc « d’un art de l’écriture, plus que du roman historique », selon elle. Alors, comment ne pas se laisser prendre par l’Histoire ? En commençant par elle, selon les invités : il y a nécessité d’un travail en profondeur et rigoureux à caractère historique, préalablement à l’écriture du roman, puis, après cette écriture, lors de la relecture. Mais entre les deux, il y a le travail du romancier qui ne se laisse pas porter par son imagination.

Conclusion (et avis personnel…) :

Les objets proposés à la réflexion (la BD, le roman et l’histoire) apparaissent assez bien distincts les uns des autres. Les relations sont difficiles à établir : dans le cas de la BD, les artistes revendiquent eux-mêmes cette distinction. Dans le cas du roman historique, ce sont les historiens qui prennent leurs distances… Les raisons sont nombreuses et connues. Nous en retiendrons quelques-unes qui apparaissent en filigrane à travers ces deux débats : la bande dessinée revendique un statut d’art à part entière, tandis que l’historien revendique le statut de scientifique, peu compatible avec les approximations qui sont le fruit de l’imagination personnelle d’un auteur.

Dans ce double clivage, on comprend mieux le mépris des romanciers pour la bande dessinée dont la liberté (liée, sans doute, au caractère polysémique de l’image et aux revendications artistiques) est plus grande. Tout au plus, la BD est-elle un témoignage visuel et écrit d’une époque, d’un événement ou d’un point de vue. De ce fait, elle intéresse les historiens et les enseignants d’histoire… Mais au fond, le roman – lorsqu’il présente les mêmes caractéristiques : témoignage, point de vue d’une époque, etc. – intéresse également les professionnels de l’histoire. C’est le cas de Tchekhov, Gorki, Shakespeare, Giono, Dumas, Mme de la Fayette ou Choderlos de Laclos, pour ne reprendre que ceux évoqués lors du dernier débat.

Compte-rendu réalisé par Jacques GALHARDO.

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