L’administration coloniale française (1930 – 1960)

Intervenants :
Pierre Boilley (PU d’histoire contemporaine – Paris), Pierre Messmer (ancien premier ministre et chancelier de l’Institut de France) et Jean Clauzel (préfet de région honoraire), Ibrahima Thioub (PU – Cheikh Anta Diop au Sénégal) et Marc Michel (Chercheur à l’Université de Provence – IEA, spécialiste de l’armée coloniale).

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Compte-rendu réalisé par Jacques GALHARDO.

Les interventions se sont faites dans le cadre des « rencontres » programmées par le Conseil Scientifique des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois. L’événement qui sert de base à celles-ci est la sortie d’un livre de témoignages (recueillis auprès des anciens magistrats et administrateurs) coordonné par Jean Clauzel : la France d’Outre-mer.

Pierre Messmer indique que l’histoire coloniale du début du 20ème siècle a toujours été difficile à faire, compte tenu de la passion et des idéologies qui accompagnent le sujet. Il cite en exemple le communisme (à l’origine de l’expression « colonialisme ») et Lénine, pour les opposants et R. Kipling, pour les partisans. Il explique que le livre veut échapper à ces travers en se bornant à l’expression des témoignages, sans sélection, ni amendement ou correction. Il note que les témoins sont âgés (octogénaires) et surtout des hommes. Il retient deux ou trois caractéristiques dans le livre :

Il note par ailleurs que les administrateurs étaient immergés, seuls parfois. Ceux qui ont témoigné ont surtout travaillé en Afrique noire (Madagascar), peu en Indochine ou en Algérie. Et Pierre Messmer conclut son propos en reprenant la phrase d’Edith Piaf : « non, je ne regrette rien ».

Jean Clauzel revient sur la genèse de son ouvrage. Il rappelle qu’il s’agit d’une œuvre collective. C’est l’AG des Anciens Elèves de l’ENFOM qui en a eu l’idée. En effet, l’association avait constaté d’une part qu’il y avait peu de référence à l’activité des administrateurs dans les manuels et que ces anciens fonctionnaires ne pourraient plus témoigner, compte tenu de leur âge et de la disparition de leurs métiers spécifiques. Sur 1000 anciens élèves contactés, seulement 200 ont répondu. Il faut ajouter au travail une bibliographie de 106 ouvrages publiés par les anciens élèves.

L’ouvrage se décompose en 3 axes principaux : des synthèses par aires géographiques, les notes particulières et la bibliographie. Jean Pierre Chrétien (professeur) a suggéré le titre qui rappelle que la France s’est inscrite dans un projet avec l’ambition de réaliser cette « France d’Outre-mer » entre 1930 et 1960 (transformation de l’Ecole Coloniale d’Administration en Ecole Nationale d’Outre-mer – ENFOM).

La date de 1930 a été choisie parce que les plus anciens témoignages ne remontent pas avant 1928 et que cette année fut aussi celle du centenaire de l’Algérie française. C’est aussi la fin de « la période la plus glorieuse » de la colonisation (les dernières explorations s’achèvent en 1932). Les années 60 marquent la période des indépendances. Le sous-titre (« témoignages »), enfin,  doit rappeler qu’il ne s’agit ni d’une œuvre d’historiens, ne de celle d’écrivains. Jean Clauzel insiste sur le fait que les témoins ont été juges et partis et qu’ils ont voulu raconter simplement leur métier.

Ibrahima Thioub s’interroge sur l’apport du livre et rappelle le rôle des archives et des acteurs sur le terrain, pour faire l’histoire. Il ajoute qu’il est né le 18 juin 1955, ce qui suscite des sourires dans la salle… Il fait remarquer que ces sourires font référence à une mémoire commune liée à l’appel du Général De Gaulle en 1940, mais que lui peut avoir une autre interprétation : le jour de la liberté pour les militants de l’ANC. Il conclut que nous « fabriquons de la mémoire » et que le travail de l’historien est de comprendre et d’expliquer les choix que nous faisons les uns et les autres. Il veut bien alors que les « militants » reprennent ces explications pour la critique politique.

Les témoins de cette histoire ont laissé d’autres sources dans les archives que celles dont ils témoignent. A présent, les historiens peuvent comparer leur (ré)écriture des événements 25 ans après. Mais il y faudrait, selon lui, également recueillir les témoignages des administrateurs africains (même si l’espérance de vie n’est pas tout à fait la même !).  Finalement, le rôle de l’historien est limité puisqu’il consiste en la « restitution de la représentation de la réalité ».

Pour Marc Michel le travail consiste à déconstruire une complexité de faits et de témoignages (distance dans le temps et dans l’espace). Les témoignages sont d’autant plus importants qu’ils concernent une période qui a connu une apogée avant de disparaître : la période coloniale. Il indique également que certains administrateurs sont parfois restés sur place, au service des nouveaux maîtres.

Il revient également sur la solitude des administrateurs de terrains, le rôle important qu’ils avaient et l’esprit de corps qui s’était bâti sur l’expérience du terrain. Il cite, par exemple, Henri Labouret, ancien commandant de cercle, très investi plus tard dans le domaine culturel. Marc Michel insiste également sur d’autres témoins possibles à interroger : les médecins, les missionnaires, les enseignants (surtout après 1960, car il n’y a que 3% de la population qui est scolarisée en 1939 en AOF, ce qui implique peu d’enseignants).

Il s’interroge ensuite sur la faculté de décision des administrateurs et sur leurs marges de manœuvres. Enfin, il précise que ce qui se passe en 1930 ne peut pas être jugé avec le regard du 21ème siècle.

Jean Clauzel répond que le corps était extrêmement discipliné (vieille empreinte militaire). Une grande loyauté anime les administrateurs de la FOM. Pour le travail au quotidien, il se dit assez libre. Il pouvait choisir dans quel domaine ou secteur particulier il allait faire porter les efforts qu’on lui demandait. Il note en définitive une apparente contradiction entre la discipline et l’autonomie.

Pierre Messmer confirme cette grande discipline du corps des administrateurs. Il rappelle qu’il n’a pas toujours été « discipliné », et cite quelques exemples : en 1948, il a été écarté en Mauritanie, après avoir expliqué ce qu’il pensait de la situation en Indochine. Toutefois, il note que cela lui a permis d’avoir une promotion plus tard très intéressante en Côte d’Ivoire. Là, il est resté deux ans et a travaillé avec Gaston Defferre à la préparation des lois cadres qui seront votées en 1956 et appliquées en 1957. Il conclut son propos par une formule fréquente à l’époque chez les administrateurs : « Dieu est haut et le roi est loin ».

Jean Clauzel témoigne de la situation au Mali (ex Soudan français) où il se trouvait en 1953 : 3,5 millions d’habitants organisés en 16 cercles de 21 subdivisions, soit 36 administrateurs ou adjoints ! Il s’agit donc d’une administration très « déconcentrée » et Jean Clauzel n’hésite pas à faire un parallèle avec les lois de décentralisation de 1982. L’administrateur dispose donc d’une grande autonomie. Il complète son exposé par l’importance du bureau, lieu de recours (pour les plaignants autochtones), ou la « tournée ».

En 1917, une circulaire du gouverneur général de l’AOF insiste pour que les responsables des tournées ne se contentent pas  de rencontrer les seuls chefs… Il les invite à rencontrer aussi la population. En outre, il demande que des tournées n’ayant aucun objet précis soient mises en place. La consigne est de voir, être vu et entendre… Jean Clauzel note que l’administration n’est pas très répressive. Elle dispose de moyens dérisoires avant 1940 et plus importants après 1945. Il note surtout le caractère pacifique de cette administration à travers les témoignages.

Jean Clauzel s’attarde sur un point important : si les administrateurs pouvaient constituer des corps étrangers au pays, en revanche leur fonction non. Ce qui revient à dire que l’exercice de la fonction permettait l’intégration de l’administrateur.

Ibrahima Thioub indique que les administrateurs connaissent bien la hiérarchie du village, mais le chef du canton, qui lui est africain, connaît les rouages subtils du village. Il ajoute par ailleurs que des chocs importants de culture étaient parfois à l’œuvre. Il cite un exemple de noir qui s’adresse à l’administrateur blanc pour lui expliquer que son voisin a mangé son fils. L’administrateur est d’abord un homme en tenue, une personne importante au cœur de l’Etat. Il note que le maillage colonial est souvent maintenu après les indépendances.

Compte-rendu réalisé par Jacques GALHARDO.

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