Débat : Occident et islam, une longue histoire
 
Débat animé par J. Birnbaum

Autres participants :
-
Olivier ROY ( CNRS)
-
Lucette VALENSI 
-
Fheti BENSLAMA (Paris IV) 
-
Marc FERRO

Voir d'autres
CR

Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean 

Le terrain est miné depuis le 11 septembre : il y a un discours de rupture et de confrontation radicale de part et d’autre. La figure du musulman est la figure de l’étranger par excellence.

      F. Benslama : la répulsion de l’Occident envers l’Orient et inversement de l’Orient envers l’Occident s’explique par la proximité. L’islamisme au départ, c’est la religion musulmane en tant que foi; aujourd’hui, ce sont des  mouvements politiques et le mot désigne souvent les plus extrémistes. L’islam se met à désigner tout et n’importe quoi et cela pose un problème de vocabulaire. L’histoire de la division de la famille monothéiste se retrouve aujourd’hui dans les prises de paroles et dans les médias : quelque chose se sépare, un éloignement se produit  dans cette famille.

O. Roy : l’islam est rejeté au moment même où il est banalisé, occidentalisé. Il est passé à l’ouest. Même le fondamentalisme s’occidentalise : il s’est réislamisé en Europe; il n’est pas venu tout armé de l’Orient; on trouve les mêmes formes de religiosité chez les musulmans et chez les protestants : c’est la même affirmation du religieux (le contact direct avec Dieu, l’anti-intellectualisme).

L. Valensi : l’islam et l’Occident sont enchevêtrés. Tous les monothéismes sont nés dans la même religion. Le christianisme s’est déplacé en Occident; il a donc été identifié avec l’Occident mais il est né lui aussi en Orient. On voit la parenté entre la tradition chrétienne et la tradition islamique, par exemple dans l’enfance du Christ.

M. Ferro (le Choc de l’islam) : l’occidentalisation de l’islam peut prendre des formes extrêmes : ces formes sont similaires.

F. Benslama : la radicalisation expliquée par le colonialisme et l’humiliation de l’islam qui en découle est une imposture, même si cette humiliation est réelle. La responsabilité en incombe à l’islam et aux Arabes, c’est à dire à des systèmes politiques oppressants, sans débats publics, sans citoyens qui comprennent ce qui se passe dans le monde. Il n’y a pas d’accès au langage, surtout politique, pour comprendre le monde dans lequel ils sont. Leur maintien « sous cloche » est voulu et délibéré. L’autre raison de ce choc réside dans le processus d’occidentalisation de l’islam, commencé il y a longtemps. Nous en touchons maintenant au vif du sujet. La transformation interne, inconsciente, s’accompagne du sentiment d’avoir transgressé la loi, d’où la révolte. La culpabilité est présente dans le discours des jeunes extrémistes. Ce sentiment de culpabilité s’étanche dans le Dieu obscur, celui qui réclame du sang et permet de se dédouaner.

L. Valensi : nous aussi en Occident, nous avons connu une émancipation. Dans les pays musulmans, l’accès à la science représente une bonne chose. Mais c’est également une aliénation, une perte d’identité, un sentiment d’abandon et de trahison qui devient nostalgique. La vitesse dans les changements est inégale : il y a les laissés pour compte de ces changements. Ceux-ci sont donc ressentis comme des violences car certains n’en profitent pas.

M. Ferro : il y a aussi la culpabilité d’avoir été vaincu. Par exemple, en France, la défaite de 1940 n’est toujours pas pardonnée. C’est la même chose pour l’occupation, la colonisation et le progrès. La colonisation et le progrès sont deux humiliations qui entraînent la radicalisation.

F. Benslama : la fin de la colonisation a entraîné la libération : cela a été positif; des chefs de qualité ont placé leur pays dans une position favorable à l’issue de la décolonisation. Mais, par la suite, il y a eu la lame de fond de la pauvreté.

O. Roy : le décalage existe entre l’islam et les musulmans réels. Les extrémistes tiennent le discours de l’identité, du monde perdu, de la chasse au mauvais musulman, de l’obsession de la pureté, tout en s’opposant au comportement réel : celui de la société islamique qui s’occidentalise, qui voit la fin de l’autorité paternelle (dans les banlieues) et de la famille étendue (dans les banlieues également). Tout cela entraîne une déstructuration de la société musulmane.

L. Valensi : les activistes islamiques s’opposent aux tiers-mondistes (qui luttent contre le capitalisme et sont égalitaires, qui sont utopistes et une force critique) : ils veulent établir la règle islamique et non l’égalitarisme. Il y a une convergence, mais pas plus, entre les eux.

M. Ferro : le processus d’intégration n’est assez montré : il y a moins de musulmans dans les mosquées que de catholiques dans les églises; il ne faut pas oublier les mariages mixtes. Nous sommes donc sur la voie de l’intégration mais cela n’empêche pas d’applaudir Ben Laden : c’est la schizophrénie de l’islam. Personne ne souhaite que l’extrémisme l’emporte même s’il y a des frustrations.

F. Benslama : l’échec politique de la modernisation dans le monde arabe est patent dans l’archaïsme dans la gestion des états, dans la prégnance de la langue, de l’idiome religieux. Il n’y a pas d’autre langage pour comprendre le monde, sauf pour les élites. Quand une crise se produit, il n’y a pas d’autre langage disponible que celui de la religion. L’élite n’a pas joué son rôle de passeur pour aider le peuple à aller vers la modernité. Cela explique l’écoute des islamistes chez les masses.

L. Valensi : les pays libérés du colonialisme ont établi une constitution, un parlement, le vote… Mais ils ne sont pas appliqués. Les institutions modernes sont des coquilles vides. Les dividendes promis n’ont pas été distribués. Trente ans après l’indépendance, c’est toujours l’attente d’une autre utopie, d’un autre projet. L’islamisme réclame le partage des richesses, la justice sociale, sans corruption, c’est–à–dire une autre utopie.

O. Roy : la prise de pouvoir en Iran et en Afghanistan amène un bilan : la religion revient sous forme personnelle et non plus politique dans ces pays. Le nationalisme prédomine. La solidarité réactive prévaut dans le soutien à Arafat, par exemple, plus que la démocratie.

F. Benslama : il y a un double langage : on parle et on agit au nom de Dieu, et en même temps, souterrainement, la pensée se laïcise sous l’effet d’un athéisme inconscient.

M. Ferro : la religion comme politique a été un échec en Iran : aujourd’hui le peuple n’en veut plus. Par conséquent le fait de casser le résultat électoral en Algérie a peut-être été une erreur.

L. Valensi : les programmes scolaires après l’indépendance ont cultivé la haine de l’autre : la France a été considérée comme l’ennemi. Ainsi la guerre n’est jamais finie. On fait comme si la domination avait perduré après la colonisation.

O. Roy : les jeunes contre la société occidentale n’ont que les partis islamiques : il n’y a plus d’extrême gauche (sauf ceux qui se présentent aux élections et jouent le jeu). Ils sont dans une logique d’anti-système. Par exemple ATTAC attire la classe moyenne, intellectuelle. Il y a donc peu d’espace pour la révolte des jeunes des banlieues.

L. Valensi : certaines attitudes sont d’ordre pathologique : ainsi Naghib Mahfouz, reconnu internationalement par un prix Nobel et qui a décrit les quartiers pauvres d’Egypte, a subi une tentative d’assassinat  précisément parce qu’il est reconnu par l’Occident.

F. Benslama : il ne faut pas aller trop loin dans l’analyse collective avec les instruments de l’analyse individuelle à propos des terroristes et de leurs motivations. Freud le disait déjà.

QUESTIONS :

            F. Benslama : l’intellectuel participe à l’espace public; mais ceux qui auraient pu faire quelque chose sont marginalisés ou complices des états. La responsabilité est partagée. Ils subissent la terreur de l’auto-censure et des islamistes. Leur rôle critique doit être encouragé. Ils sont considérés comme occidentalisés quand ils font preuve de critique interne (c’est l’argument des islamistes).

O. Roy : l’Arabie Saoudite est tenue par la famille des Saoud. Celle-ci a fait alliance avec la secte des Waabi (religieux rigoristes, qui ne reconnaissent ni culture ni histoire, pas d’intégration ni d’études et qui proposent un islam en kit, immédiatement utilisable par tous en toutes circonstances) : elle n’a pas de légitimité, elle a donc besoin de cette alliance religieuse. Mais ce système devient de plus en plus fragile du fait de la modernisation du pays. 

Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

Voir d'autres CR