Existe-t-il une identité francophone ?
Yves MONTENAY

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Texte envoyé par Yves Montenay lui-même (sa communication ayant été annulée pour cause de maladie). Nous le remercions de cette attention.

Y a-t-il une identité francophone ?

Cette question ne devrait pas se poser alors que se tient à Beyrouth le sommet de la Francophonie avec ses 600 millions de « participants ». Voilà un chiffre qui a été efficacement médiatisé. Il n’est pas si ridicule qu’on l’a dit. Certes, dans la population des pays représentés, certains, notamment les Vietnamiens, n’apportent pas grand-chose au poids de notre langue. Mais la plupart des autres pays ont des circuits francophones assez solides et généralisés pour que tout francophone s’y sente chez lui. Cela qui n’exclut pas qu’un anglophone ait la même impression en utilisant d’autres circuits, voire parfois les mêmes, comme cela peut arriver au Liban, en Egypte ou à Maurice. L’identité francophone là où elle existe –et c’est le cas de larges milieux de ces trois pays- n’est souvent pas exclusive !

Non seulement il n'y a pas de définition générale du « francophone » à l'échelle mondiale, mais il n'y en a pas non plus dans chaque pays pris isolément. Par ailleurs le terme même de "Francophonie" a des connotations assez diverses, allant du sentimental à l'institutionnel et au financier (bénéficier de l’appui de l’OIF), en passant par le "pratique". Bref, faute de définition de notre Francophone valable à l'échelle mondiale, faisons un petit tour du monde pour traquer cette identité.

Une première approche serait de comparer l’identité francophone  à d’autres identités linguistiques. L’identité arabe, par exemple, est plus nette malgré ses énormes lacunes (les Arabes non alphabétisés, qui sont encore une moitié du total, s’intercomprennent mal, contrairement aux Francophones; les Etats ou les peuples arabes sont profondément divisés) : un Marocain se sent chez lui en Syrie, voire dans des zones chrétiennes du Liban. Quant à l’identité « anglophone », elle semble se limiter à ceux qu’on appelle bizarrement « les anglo-saxons » (qui étaient germanophones, tandis que leurs rois ont gardé leur devise française : « Dieu et mon droit »). Au delà de ce noyau, « la langue de Shakespeare » (encore une dénomination bizarre, si l’on pense à la 2è langue d’un serveur de Hongkong) n’est qu’un outil.

Une deuxième approche peut se faire par « cercles », le premier étant celui des cousins, au sens presque propre du terme. J'entends par là les Québécois, les Acadiens, et les autres tribus franco-américaines, les Wallons, les Valdôtains, et autres Jurassiens, bref des cousins qui auraient eu vocation à rester compatriotes si les hasards de l’histoire n'en avaient décidé autrement. Ils sont tous minoritaires à l'intérieur des frontières actuelles, et ont été ou sont encore malmenés par les majoritaires, ce qui leur donne d'ailleurs souvent un tonus sympathique et une identité forte. Ceux qui sont allés dans ces pays savent à quel point se ressent une solidarité évidente. J'ai par exemple accompagné, en 1967, un groupe de sénateurs français au Québec, peu après le voyage retentissant du Général De Gaulle. Ces parlementaires, au départ fort ennuyés de ce qu'ils croyaient être une lubie de notre président, ont « compris » en quelques heures ! Bien entendu, il faut comme ailleurs nuancer entre les militants et les autres. Mais de multiples scrutins de Prescott (Ontario) à Aoste montrent qu’ils sont largement entendus. Par ailleurs, coopération et mondialisation aidant on est passé d’une identité tribale (le « Québécois pure laine », catholique …) à une identité véritablement francophone. Avec les Français, Domtomiens compris, ce premier cercle doit friser les 75 millions.

Le deuxième cercle est celui des pays où la seule langue officielle est le français, même si elle n'est langue maternelle que d'une minorité, toutefois rapidement croissante. C'est le cas du Sénégal, du Mali, de la Guinée, du Burkina, de la Côte d'Ivoire, du Bénin, du Togo, du Niger, du Gabon, du Congo et des Comores. On  ajoute habituellement à cette liste le Cameroun, où l'anglais est également langue officielle, mais est en pratique cantonnée dans une petite partie du territoire. « Un cran en dessous », viennent la « RD Congo », le Ruanda et le Burundi où le français a été introduit par les Belges et où d’autres langues "nationales" jouent un certain rôle, Madagascar, où le français a été écarté un temps, puis réintroduit à côté de la langue nationale, et l'Ile Maurice, où l'anglais a un rôle officiel plus important que le français, mais où notre langue est néanmoins d'usage quasi général. On peut également mentionner les Seychelles et le Vuanutu, où l'anglais et le français sont en position plus faible devant les langues locales, celle des Seychelles étant un créole d'origine française. Ces pays rassemblent environ 100 millions d'habitants.

Ces habitants se pensent-ils « francophones » ? Non disent les uns : la Côte d'Ivoire, par exemple, n'aurait qu’un petit pourcentage de population de langue maternelle française. C'est jouer sur les mots : le français est utilisé dans beaucoup de familles, même si leurs membres ont, avant leur scolarisation, parlé une langue locale. Et cet usage familial s'étend rapidement, tandis que l'usage du français comme langue de travail s'impose dans tout ce qui nécessite l'écrit, et bien au-delà. De plus, l'action internationale de ces pays se fait en français, que ce soit dans les institutions comme l'ONU, ou dans les affaires : le français y est nécessaire à tout étranger, dès que l'on quitte les personnes spécialisées de l'état-major des grandes entreprises. Enfin, l’identité apparaît pleinement au-delà de la frontière, où l’on constate la divergence avec l’Afrique « anglophone », et pas seulement pour le choix des tenues de soirée ! Quel Français ou Algérien ne s’est fait interpeller à Durban  ou Nairobi par un Zaïrois ou un Béninois ?

Le troisième cercle est celui des pays où le français, sans être langue officielle, est enseigné dès l'école primaire, et est langue de travail ou d'usage d'une partie de la population. C'est le cas de la Tunisie, de l'Algérie, du Maroc et de la Mauritanie, et d’une façon différente, celui du Liban. Ces pays ont notamment comme différence avec ceux du deuxième cercle d'être dans la mouvance d'une langue de grande diffusion, l'arabe. Là les identités sont multiples, et changeantes au gré de l’humeur voire de l’intérêt politique ou financier du moment  (ce n’est pas du persiflage, mais résume des propos tenus tout à fait naturellement). Ainsi, tel groupe de Casablancais, semblant partager l’identité de son interlocuteur universitaire ou industriel français, se sent bien entendu à la fois marocain, arabe, ou musulman, sans oublier que sa référence première est souvent restée celle de sa tribu berbère. Mais, là aussi, l’identité francophone apparaît lorsque l’on se trouve entre d’autres frontières. Ces pays rassemblent environ 7O millions d'habitants.

Le quatrième cercle est celui des pays où le français n'est enseigné qu'à une faible partie de la population, mais qui désirent néanmoins se rattacher à la francophonie, notamment institutionnelle, pour des raisons politiques, historiques ou matérielles. C'est le cas du Vietnam et de l'Égypte, du Laos et du Cambodge. C'est aussi celui des pays où le français est largement répandu dans l'enseignement secondaire, telle la Roumanie, la Bulgarie et les pays lusophones d'Afrique (Angola, Mozambique, ...). La position du français n'y est pas suffisamment forte pour justifier de faire le total de leurs populations, mais il ne faut pas sous-estimer les liens qui demeurent.

On ajoute parfois un cinquième cercle, celui des individus qui, en dehors des pays ci-dessus, parlent français. Il y a bien sur les expatriés des pays des trois premiers cercles, tels les Français d'Allemagne ou les Zaïrois et Mauriciens d'Afrique du Sud. Il y a aussi ceux qui ont acquis une connaissance du français à titre individuel et qui sont relativement nombreux en Europe Centrale, en Argentine, au Brésil... mais aussi au Japon, aux États-Unis, en Grande-Bretagne. On devrait d'ailleurs dire plutôt "celles", les intéressés se répartissant entre une majorité de femmes apprenant le français pour des raisons "culturelles" et une minorité d'hommes l'apprenant pour des raisons professionnelles, telles les affaires avec les pays des trois premiers cercles.

Malgré ces diversités historiques et géographiques, l'éducation et les médias permettent une relative structuration.

La  scolarisation et les autres formations en français bénéficient d’une foule de coopérations formelles, mais aussi associatives ou amicales (je viens de découvrir un micro-réseau d’échanges d’instituteurs et d’élèves entre la France et le Liban), et s’appuie sur les « actifs » (compétences, manuels ou autres ouvrages) de la France, du Québec et de la Belgique. Elle bénéficie des lycées français à l’étranger, démographiquement minuscules, mais qui maintiennent des liens étroits entre les élites de nombreux pays. Je ne parlerai pas de l’action culturelle du Ministère des affaires étrangères, dont le rapport coût/efficacité me paraît désastreux quand on le compare à celui, par exemple, des Alliances Françaises ! Bien sûr tout cela devrait être multiplié par 10, par 100, ce qui est parfaitement possible si on pense au « réservoir » de bonnes volontés, souvent bénévoles, notamment chez les jeunes et les retraités !

Quant aux médias, leurs progrès sont rapides, avec le développement de la presse, de la télévision et des radios locales, dont une part du contenu vient du Nord, ce qui multiplie les références communes. S’y ajoute le rôle unificateur des médias « mondiaux », comme l’internet francophone (dont l’excellent réseau universitaire AFER), TV 5 ou RFI.

Enfin, remarquons que nous avons plusieurs fois « rencontré » la fracture Nord – Sud. Elle introduit une profonde faille identitaire entre les deux parties de la Francophonie, blessure sans cesse ravivée par le problème des visas. Il est particulièrement vexant d’avoir été élevé par le livre, l’image et le son entre la tour Eiffel et l’Elysée (les joutes électorales françaises sont très suivies au Sud, avec comme favori … chut !) et de devoir ramper devant un employé suspicieux pour finalement se voir refuser d’y aller « en vrai » ! Je sais que le problème est délicat, mais il n’y avait pas de visas jusqu’en 1986, et nous n’en sommes pas morts ! Une petite consolation est que ce contraste Nord-Sud justifie de multiples coopérations, et que l’exubérance démographique du Sud compense le déclin du Nord.

Et l’avenir ?

La France doit comprendre qu’elle est inévitablement un point de repère ou de polarisation pour des raisons historiques, de prestige ou de richesse. Par exemple, elle rassemble le plus grand nombre de francophones solvables, et c’est donc sur son marché que peuvent s’amortir les productions écrites et audiovisuelles, ce qui bénéficie à l’ensemble de la Francophonie. Cette prise de conscience de son rôle et des décisions qu’il implique est retardée par la crainte de se voir taxer de néocolonialisme, alors qu’il s’agit plutôt de coopération et d’aide au développement. Et il faut se souvenir que le maintient du français comme langue internationale, voire en France, dépend largement de ce qui se passera en Afrique.
Yves MONTENAY

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