Débat :  cet étrange colonisé (vendredi 18 octobre 2002)
Organisé par J.- P. Rioux, inspecteur général de l’Education nationale
 J.-P .Chrétien, C. Coquery-Vidrovitch, B. Jewsiewicki, M. Michel et D. Rivet.

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Compte rendu réalisé par Daniel TRAEGER

Les colonisés furent-ils et sont-ils restés des étrangers comme les autres aux yeux de « l’homme blanc » ? C’est de toute évidence oui mais que met-on sous ce oui ? Comment les puissances européennes colonisatrices ont-elles perçu et géré l’étrangeté de l’ « indigène », devenu l’objet de toutes les curiosités ethnographiques et surtout inscrit de force dans la terrible proximité coloniale ? Entre exotisme et exploitation, y eut-il place pour cet universalisme éclairé que la France, en particulier, voulait promouvoir auprès des « frères de couleur » ? Les nations colonisatrices ont-elles si diversement répondu à ces questions ? Quels furent les effets retour de ces visions ? Autant le Blanc donne sa vision du monde, autant les colonisés donnent et façonnent des visions de l’européen et du colonisateur. Sur toutes ces questions, il a semblé important de faire le point avec quelques-uns des meilleurs spécialistes d’histoire dite naguère « coloniale ».

Comment l’indigène est-il perçu par les européens ?

 Les philosophes du XVIIIe siècle nous en donnent un image à la fois exotique et bienveillante; En abordant à Tahiti, Bougainville est plein de curiosité à l’égard de ces bons sauvages qui vivent proches de l’état de nature. Mais déjà l’homme blanc se présente comme supérieur car détenteur de la culture et en élaborant la distinction entre les races qu’il justifie par les  différences de  climats, Buffon va au delà  de l’ opposition nature/culture. De naturel, l’indigène va devenir progressivement inférieur. Les philosophes ont beau être antiesclavagistes, ils n’en sont pas moins racistes.

Jusqu’au XIXe siècle, l’orientalisme donne une image positive du Maghreb; les intellectuels de cet époque sont convaincus que les Arabes ont été les dépositaires de la civilisation comme médiateurs entre l’antiquité et nous. On élabore des projets de royaume arabe avec à sa tête un monarque législateur qui refonderait l’Islam en accord avec la modernité occidentale; des essais dans ce sens ont même lieu en Egypte avec Mehemet Ali mais il tourneront vite court. A la fin du XIXe  siècle cette vision positive et lumineuse donnée par Delacroix a laissé la place à l’indigène de carte postale; Il y a eu involution plus qu’évolution de la représentation.

En ce qui concerne l’Afrique noire on ne peut faire l’économie des représentations induites par la traite esclavagiste. Ce spectacle amène à considérer les Noirs comme une race inférieure. Une histoire naturelle du genre humain parue au cours du XIXe siècle va même jusqu’à présenter les Cafres qui vivent au sud de l’Afrique comme supérieurs aux noirs du Golfe de Guinée parce qu’ils refusent l’esclavage. A la fin de ce siècle, des missionnaires retrouvent des crucifix chez des populations christianisées par les Portugais au XVe siècle et refusent d’admettre que ce puisse être autre chose que des fétiches. A la fin du Moyen Age, les Portugais pensaient possible de christianiser ces régions en convertissant l’élite indigène, a la fin du XIXe siècle, on pense qu’on déclenchera le progrès par la seule présence des missionnaires et l’exploitation économique de ces peuples . En 1920, deux médecins de l’Union minière au Congo Belge constatent que les mineurs noirs mieux nourris et mieux logés sont plus productifs. Qu’il ait fallu une étude scientifique pour démontrer ce qui relevait de la simple évidence prouve à quel point le Noir est considéré comme « étranger ». Entre le XVe siècle et le XXe siècle, on a produit l’étrangeté du Noir.

            Au moment où les colonies se mettent en place qu’est-ce qui change dans la perception du colonisé maintenant qu’on l’exploite ?

L’indigène est d’abord un vaincu, un inférieur que l’on peut exploiter puisqu’il n’a pas su acquérir le progrès par lui même. Bien entendu, il sera considéré différemment suivant qu’il est Noir, Arabe ou Asiatique. Gobineau  et surtout Vacher de Lapouge élaborent des théories racistes inspirées par les thèses de Darwin sur la sélection des espèces animales pour expliquer les différences de peau et de culture. L’inégalité biologique des races est une conviction qui dure de 1860 à 1950 et qui ne sera abandonnée officiellement par un congrès d’anthropologues américains qu’en 1942 lorsque la génétique aura prouvé l’inanité de ces thèses; En Europe, la notion « scientifique » de races n’est abandonnée à contrecœur qu’à l’époque de  la décolonisation.

En Afrique et en Océanie, l’indigène est plus perçu comme un objet anthropologique que comme un étranger. Les missionnaires et les explorateur doivent classer les «  espèces humaines » qu’ils découvrent .On va jusqu’à créer des zoos humains comme au Jardin d’Acclimatation. On nie l’existence historique de ces peuples au profit d’une conception fixiste; ces gens ne peuvent pas évoluer par eux même ce qui permet de leur nier toute existence citoyenne.

Cela dit il faut tenir compte des différences chronologiques et géographiques. Jamais les Anglais ne tiendront un semblable discours sur l’Inde considérée comme une civilisation admirable quoique décadente. L’image du colonisé n’est pas la même en 1830 et en 1890 .

En 1793, la Révolution française abolit l’esclavage et donne le droit de vote aux noirs émancipés. Les anciennes colonies récupèrent le droit de vote en 1848. En 1918 , les habitants de Saint Louis et de Gorée au Sénégal sont naturalisés Français en échange de leur rôle dans le recrutement des tirailleurs sénégalais tout en conservant leur statut de musulmans polygames. Ces évolutions vont totalement à l’encontre des visions racistes développées précédemment. Au Maghreb, le colonisateur élabore deux schémas explicatifs totalement contradictoires présentant les indigènes soit comme archaïques soit comme barbares. Dans le premier cas, on pense qu’ils ont été comme nous car ils savent parfaitement gérer la cité au niveau local. La tâche du colonisateur sera simplement de les faire passer de la petite république à la grande. Dans le second cas, on les pense incapables de dépasser le stade d’organisation tribale, ils sont donc assimilés aux Noirs.

            Puisqu’il a été démontré que le colonisé était inférieur, il faut construire l’indigène. Pour cela, il faut créer les règles de l’indigénat c’est-à-dire définir le sujet par rapport au citoyen. Ce sont les Britanniques qui y sont le mieux parvenus en pratiquant la ségrégation. Le native ne peut jamais devenir Britannique, il est autre. Par contre, la colonisation française est une des plus contradictoires. Elle est universaliste et assimilationniste d‘où le projet politique du colonisé de devenir citoyen français; jamais les Anglais n’ont pu imaginer que l’educated native puisse devenir Britannique.

    Quel est le regard jeté par le colonisé sur le colonisateur ?

            Au Congo, le pouvoir du Blanc est perçu comme totalement autre, il s’exerce par l’intermédiaire des Noirs sans qu’il ait besoin de s’impliquer personnellement. Ce pouvoir de facture coloniale est perçu comme tout à fait étranger même si il est exercé par un Africain, ce dernier ne pourra gouverner que par la violence ou la magie. Le rapport de puissance exercé sur les Africains par le colonisateur a donc renforcé cette impression d’altérité. Le rapport social est possible avec un étranger d’origine africaine, on peut tisser avec lui des liens de parenté ou en venir à bout par la magie et le poison. Avec le Blanc, aucun rapport possible ni par la famille, ni par la sorcellerie.

            Dans les pays du Maghreb, l’élite cultivée a laissé des témoignages écrits sur sa vision du roumi. L’occident est le pays de l’ordre mais aussi de la licence et de la corruption. On peut y perdre ses racines mais aussi en revenir changé et plus instruit après un voyage initiatique. Les Asiatiques viennent en Europe pour comprendre pourquoi ce continent a gagné et pour pouvoir assimiler ces changements.

             Que dire des DOM-TOM ?

            C’est l’aboutissement de la politique d’assimilation mais il faut tenir compte de la différence de statut Dans les DOM, l’intégration républicaine est très ancienne. Comme le dit Monnerville : « la décolonisation c’est nous, on est devenu comme vous. ». Les indépendantistes y sont très minoritaires et doivent être distingués de ceux qui revendiquent la culture créole. Il importe de distinguer des populations dominées et traitées comme étrangères dans leur propre pays des population déportées dans les îles.

Daniel TRAEGER

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