L’artiste étranger est-il un étranger comme les autres ?

Débat animé par Laurent Greilsamer (journaliste au Monde) auqueL participaient Laurence Bertrand Dorléac (professeur d’histoire de l’art – Institut Universitaire de France – auteur d’une thèse de l’art sous l’occupation : L’art de la défaite), Fabienne Chevallier (historienne de l’art – présidente de DOCOMOMO[I] France – spécialiste de la sculpture et de l’architecture des pays nordiques), Sophie Krebs (Conservateur à la maison Victor Hugo – spécialiste de l’art contemporain), Michaël Lucken (Maître de conférences à l’INALCO[II] – spécialiste de la Corée et du Japon pour la période de la guerre et de l’après guerre. Il a publié L’art du Japon au 20ème siècle, éditions Hermann) et Gérard Monnier (Professeur à l’Université de Paris I – spécialiste de l’architecture au 20ème siècle, auteur de Les années ZUP et de Le Corbusier et les unités d’habitation en France).

Voir d'autres
CR

Compte-rendu réalisé par Jacques Galhardo

A. La France, Paris… des espaces attractifs ? Pourquoi ? Comment ?

  1. Quel est l’espace de travail des artistes étrangers ?

Fabienne Chevallier : Entre 1890 et 1920, les artistes vivent dans un autre espace-temps afin d’oublier les problèmes et de favoriser les rencontres pour créer. L’artiste est d’abord européen. L’exposition universelle de 1900 illustre assez bien la problématique : en France, à Paris, mais ouverte sur le monde… Dans un contexte de xénophobie générale, le commissaire général de l’exposition (Alfred Picard) promeut les cultures et les artistes différents. L’exposition joue le rôle d’espace de rencontres et de brassages nationaux : Alfons Mucha (originaire de Moravie) est chargé de la décoration du pavillon de la Bosnie Herzégovine, en hommage à Sarajevo. Paris attire mais n’accueille pas forcément : il existe, par exemple, un groupe de peintres allemands, amoureux de Paris, qui y séjournent. Cependant, le peintre finlandais Axel Gallèn quitte la capitale en colère parce qu’il se sent incompris…

  1. Paris attire-t-elle toujours après 1920 ?

Sophie Krebs : La grande vague d’immigration a déjà eu lieu : Picasso[III] s’installe à Paris en 1904, Modigliani[IV] en 1907, Chagall en 1909 et Soutine fuit les pogroms en 1913. Le « salon des indépendants » accueille ces artistes étrangers qui y viennent pour apprendre et pour échanger leurs savoirs. Après 1914, le flux ne se tarit pas. On constate, par exemple, la présence importante d’artistes américaines qui ont des difficultés à travailler dans une Amérique marquée par le puritanisme. D’autres lieux parisiens jouent un rôle d’accueil et d’échanges entre les artistes (mais aussi les acheteurs) : les bistrots (« le dôme » ou « l’américain » quartier général des artistes allemands) et les cafés qui exposent et organisent des conférences, n’hésitant pas à mélanger peinture et littérature. Ces flux d’artistes étrangers commencent à se tarir dans les années 30, dans un contexte de montée des nationalismes, en Europe.

  1. Après la 2ème Guerre Mondiale, Paris attire-t-elle encore ?

Laurence Bertrand Dorléac : Le mouvement migratoire des artistes étrangers commence à refluer à partir des années 30. Il en va de même de leur intérêt pour Paris. Au contexte du nationalisme, il faut ajouter la stigmatisation de « l’art dégénéré » qui prépare ce reflux. Les représentants de « l’école de Paris » (Max Ernst, Marc Chagall…) ont été contraints au silence, à l’exil ou arrêtés. Curieusement, à la libération, les artistes étrangers reviennent. Une étude sur les lettres de motivations pour l’entrée des artistes étrangers à l’Ecole Nationale des Beaux Arts montre que Paris attire toujours et apparaît comme un lieu prestigieux de l’art. Toutefois, il est évident que l’intérêt s’est déplacé vers New York. Le changement majeur réside dans l’internationalisation de la scène artistique. Avant la 2ème Guerre Mondiale, il existe un désir, chez les artistes de devenir français, ce n’est plus le cas après. C’est assez flagrant lors de la biennale de Venise[V] où de nombreux artistes travaillant en France exposent dans leur propre pavillon national.

 REMARQUE : Ces remarques sont surtout valables pour le domaine de la peinture et de la sculpture. C’est moins vrai pour l’architecture.

Gérard Monnier : Au 19ème siècle, les élèves architectes viennent également en France. Cependant, leur attente se limite à une demande de formation et de qualification. Entre les deux guerres, quelques chefs de file attirent autour d’eux des élèves, mais les motivations demeurent les mêmes et les architectes finissent par repartir. Les installations sont rares (P. Nelson dans les années 20). Après la 2ème Guerre Mondiale, on constate une inversion du phénomène : la France est dans sa phase de reconstruction et de croissance économique. Des jeunes architectes et ingénieurs s’installent : Stéphane Duchateau (Polonais). La France devient alors une « chasse gardée » de ces pionniers. Marcel Bauer (architecte américain) doit ses commandes à la protection d’André Malraux. Une 3ème étape peut être identifiée après 1975 : lorsque Renzo Piano et Richard Rogers gagnent le concours sur Beaubourg, l’attitude des architectes change complètement : de nombreux artistes étrangers prestigieux viennent participer aux concours dans les années 80. Plusieurs s’installent à Paris et ouvrent des agences[VI] (Renzo Piano). Ils y trouvent une qualité de commande et de maître d’œuvre assez exceptionnelle. Les commandes publiques jouent un rôle important.

Michaël Lucken : Dans les années 50, au Japon, c’est la France qui demeure le modèle. Pollock est très mal vu. Fougita retourne en France, suivi d’artistes plus jeunes et désargentés. Ils sont pris en charge par des galeries parisiennes (Craven, par exemple). Jusque dans les années 50-60, tous les peintres sont économiquement sur un pied d’égalité : ils utilisent les mêmes matériaux : la toile et la peinture. Aujourd’hui, l’artiste étranger est celui qui n’a pas accès au marché international.

B. Quelle géographie des artistes étrangers peut-on tracer ?

  1. Sur le territoire parisien…

Sophie Krebs : Montmartre et Montparnasse sont les 2 quartiers parisiens des artistes étrangers. C’est Montmartre qui a d’abord la faveur des artistes. Mais sa légende, née dans les années 20, est déjà dépassée par la réalité. Entre 1900 et 1910, les artistes quittent Montmartre pour Montparnasse qui dispose d’ateliers plus grands et moins chers. De plus, la pègre a phagocyté le quartier et les artistes ne se sentent plus en sécurité. La naissance de la ligne de métro nord-sud favorise la migration. Si Brancusi est déjà installé, Picasso quitte le « bateau lavoir » en 1911. Guillaume Apollinaire écrira en 1914 : « alpinisme pour alpinisme, arts aux sommets, Montparnasse remplace Montmartre ».

  1. Sur le territoire national…

Gérard Monnier : Dès le 19ème siècle, les artistes étrangers rejoignent leurs chefs de file à Pont Aven ou Giverny. Le sud n’attire pas, malgré le séjour de Van Gogh. H. Matisse[VII] est une exception puisqu’il est l’un des rares à s’installer dans le sud (Nice) en 1917. Il faut attendre P. Picasso qui choisit de s’installer à Antibes–Vallauris en 1946. C’est un explorateur, un découvreur (potiers) : il est suivi dans le sud par d’autres artistes étrangers.

C. Quel est le rôle des revues spécialisées auprès des artistes étrangers ?

Laurence Bertrand Dorléac : A partir de 1881, les revues sont nombreuses dans les Etats de l’est de l’Europe. Elles permettent de trouver des modèles qui peuvent inspirer la réflexion artistique, mais aussi des amis. C’est en lisant ces revues que M. Mac Donald (artiste peintre britannique – femme de l’architecte Mac Intosch) découvre Yann Thurope (artiste mystique, né à Java). L’un et l’autre vont s’influencer sans jamais se rencontrer, uniquement par l’intermédiaire des revues. Cependant, les considérations sur l’art dans ces revues sont assez nationalistes. Par exemple, les revues françaises jugent la peinture finlandaise « robuste, primitive et paysanne », ce qui demeure conforme aux préjugés les plus courants.

Michaël Lucken : Plus la langue est éloignée, plus le rapport à la langue devient important. Elle est un refuge pour l’artiste étranger. A la différence d’un ouvrier ou d’un ingénieur qui serait expatrié, l’artiste étranger n’est pas obligé de faire un effort pour communiquer ou s’intégrer. Certains même refusent de parler la langue du pays d’accueil. Toutefois, le recours à la langue maternelle (le japonais, par exemple) à travers les journaux, les correspondances ou les chroniques permet à l’art européen d’être connu au Japon. A partir des années 50, Paris n’est plus qu’un lieu de transit.

Laurence Bertrand Dorléac : Les expositions sont un autre lieu privilégié des artistes étrangers. L’année 1989 marque une date importante dans la capacité d’adaptation de la France aux évolutions de l’art. Jean Hubert Martin invite des artistes de tous les lieux de la planète (pas seulement des pays riches) dans le cadre d’une exposition intitulée « les magiciens de la terre » (Beaubourg et La Villette).

D. Quelques portraits d’artistes étrangers qui ont séjourné en France :

Soutine (Sophie Krebs) : C’est un lithuanien né à Smilovitch d’un tailleur juif. La famille subit les persécutions antisémites. Ses parents acceptent qu’il entre à l’école des Beaux Arts. Puis il va à Paris (à la « Ruche ») où il commence une vie d’errance matérielle. Seul Modigliani le protège et le défend, mais il est plutôt mal considéré par le milieu artistique parisien. Décrit comme « expressionniste à la peinture fluide », on dira également de son travail qu’il s’agit d’une « peinture d’ivrogne », ou bien d’un « dérangé mental ». Il est aux antipodes de ce qui se fait en France à cette époque. Le Docteur Barnes[VIII] est le 1er à l’acheter, en 1923. Il expose ses toiles aux Etats-Unis sous le titre de « école française » ! La première conséquence en France s’observe au Salon des Indépendants où l’on ne classe plus les artistes par nationalités, mais par ordre alphabétique... Puis Sborowski (un Polonais) en achète 52 !!! Dès lors, les artistes français s’inquiètent (manque à gagner…) et commencent à prêter attention à Soutine.

Brancusi (Laurence Bertrand Dorléac) : Il est originaire d’une région agricole reculée de Roumanie. Son père est paysan. Il a la volonté de s’en sortir, même s’il reste attaché à ses origines. Il s’installe d’abord à Munich, avant de venir à Paris. La reine de Roumanie lui permet de rentrer chez Rodin. C’est un artiste étranger qui articule ses attachements identitaires : d’abord la Roumanie, puis la France, l’Europe et les Etats-Unis. A Paris, il est rétribué par les prêtres orthodoxes. Au départ, c’est l’un des membres de la communauté orthodoxe qui le soutien : Victor Pope (23 ans). Brancusi entretient avec son identité des relations complexes : dans son œuvre intitulée « Le coq »  (1924), il prétend que c’est « l’oiseau guide » d’un conte roumain. Mais ce conte n’existe pas ! Il aime mélanger du folklore musical roumain et indien pour tromper ses invités… Ses identités se définissent comme le rapport entre son imaginaire et la création. Toutefois, en 1952, considérant que le régime communiste trahit son œuvre, il décide de prendre la nationalité française.

Pablo Picasso (Fabienne Chevallier) : Picasso symbolise à lui seul la figure de l’étranger et de la modernité. Il n’est pas français, même s’il est impliqué dans la peinture française. Les critiques le dépeignent comme espagnol, républicain ou peintre excessif. Force est de constater que l’identité artistique française dépend de Picasso qui en est la figure majeure… Fabienne Chevallier note encore le dialogue constant avec l’Autre (cf. Picasso Matisse).

Foujita (Michaël Lucken) : Son parcours s’inscrit dans un va-et-vient entre le Japon et la France. En 1913, il est en France. Il peint à l’huile et il est critiqué pour cela au Japon en plein repli conservateur. Entre 1919 et 1925, il connaît un brusque succès : il est fait chevalier de la légion d’honneur et entame un retour aux formes japonaises. Il est de nouveau critiqué au Japon qui s’ouvre à l’art européen… En 1929, il retourne au Japon, où il travaille pour des commandes japonaises. En 1945, il travaille pour les Etats-Unis, puis il revient en France (1949) en passant par les Etats-Unis (sans s’arrêter !). En fait, il faut distinguer trois phases dans la vie de Foujita : d’abord il est étranger chez lui. Puis (années 20), il est étranger là où il se trouve ; il en profite pour redécouvrir ses racines. Enfin, il se perd, il n’est nulle part, il se retire dans un village du sud de la France (à partir des années 50) !!!

Le Corbusier (Gérard Monnier) : Il est né dans le Jura suisse en 1887. Il connaît une carrière locale et régionale en Suisse. Mais il quitte la Suisse et s’installe, à 30 ans, en France. Commence alors une phase d’assimilation qui passe par la découverte du cubisme et de l’écriture. Le milieu culturel l’apprécie et le reconnaît. Il n’est pas architecte et pourtant il apparaît comme une référence en France, puis à l’échelle internationale. En 1926, il concourt pour le palais de la SDN à Genève. Il échoue, mais il va très vite représenter l’école française d’architecture en Amérique  latine (Brésil). En fait, Le Corbusier[IX] rencontre une « reconnaissance en miroir » : elle se fait à partir de l’étranger et non pas de la France. C’est une pétition internationale qui est adressée à André Malraux pour sauver la Villa-Savoie…

CR réalisé par Jacques Galhardo

[I] « La section Française de docomomo international a pour but de répertorier les édifices à protéger en France, de mener des actions pour la sauvegarde d'édifices menacés, d'échanger des connaissances et des expériences relatives à la restauration des édifices modernes, et de stimuler l'intérêt du public et des autorités concernées pour l'architecture moderne ». Extrait de son site  http://www.archi.fr/DOCOMOMO-FR/

[II] Institut National des Langues et Civilisations orientales : http://www.inalco.fr/

[III] Site officiel des ayant droits de Pablo Picasso : http://www.picasso.fr/

[IV] Site officiel de l’œuvre de Modigliani : http://www.modigliani-amedeo.com/

[V] Site en italien de la biennale de Venise : http://www.labiennale.org

[VI] Classement des sites Internet des agences d’architecture : http://www.archicool.com/sites/star.shtml

[VII] Site officiel de l’œuvre de Matisse : http://www.musee-matisse-nice.org/

[VIII] Site de la Fondation Barnes : http://www.barnesfoundation.org/f_h_main.html

[IX] Site officiel de la Fondation Le Corbusier : http://www.fondationlecorbusier.asso.fr/

Voir d'autres CR