Débat : le 11 septembre 2001 est-il un événement historique ?
Débat animé par E. Laurentin 

Ce débat fait suite à celui de l’an dernier portant sur le même sujet, dans le but d’apporter une réflexion avec plus de recul.
Intervenants : 
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Henri Rousso (spécialiste de Vichy, de l’Occupation et de procès Papon) 
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Bronislav Geremek (président des Rendez-vous de l’histoire) 
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J.-N. Jeanneney (L’histoire va-t-elle plus vite ?) 
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Michel Winock (L’invention de la démocratie).

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Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

J.-N. Jeanneney rappelle que l’analyse après un laps de temps est une réaction d’historien car elle nécessite un recul par rapport à l’émotion; elle permet des rapprochements, des lectures selon des spatialités différentes, elle permet de diversifier selon les régions du globe, affectées ou non par ces événements. Aujourd’hui, la singularité de l’événement a émergé avec plus de force. En ce qui concerne le rythme de la durée, il est toujours aussi utile de se demander pourquoi le FBI et la CIA n’ont pas réussi à éviter cela. Dans notre analyse, il y a un élément supplémentaire : l’effet de rebond car avec l’anniversaire, un an après, on peut suivre l’évolution de la mémoire des contemporains. La spatialisation est toujours valable. En France, les élections présidentielles ont subi la résonance du 11 septembre : peut-on expliquer ce qui s’est passé par le 11 septembre ? En ce qui concerne la redivision entre partis politiques sur la politique étrangère, qu’en est-il aujourd’hui ? Bush a injecté de la lenteur en n’ayant pas de réaction immédiate face aux événements du 11 septembre. Aujourd’hui, la coloration est différente, avec la frappe probable de l’Irak.

M. Winock donne une définition de la notion d’événement historique : c’est un événement qui modifie le cours de l’histoire. Il répond donc à deux critères pour pouvoir mériter ce nom (d’après le Dictionnaire de philosophie, Armand Colin) : il doit être nouveau (ce qui est vrai pour le 11 septembre) et important (l’ampleur du phénomène se juge au nombre de morts : même si celui-ci a varié, il est d’au moins 3000 morts : le 11 septembre répond donc à ce critère); de plus il est spectaculaire car il s’agit d’une attaque contre une ville symbole de l’Amérique et du capitalisme; le retentissement de l’événement a été assuré par les médias (peut-il y avoir un événement sans retentissement, sans médias ? Certains événements n’ont eu aucun retentissement sur le fait : les grandes découvertes, Pasteur, et pourtant c’étaient des événements quand même; a contrario la mort de Lady Di a eu un retentissement incroyable mais elle ne change pas le cours de l’histoire). La portée de l’événement historique fait qu’il change le cours de l’histoire. L’attentat de Sarajevo n’a pas eu beaucoup de retentissement et pourtant il déclenche la guerre. En janvier 33, les journaux français ont surnommé Hitler « le général Boulanger allemand » et pourtant c’est quand même un événement !

            Depuis le 11 septembre, il y a eu en Afghanistan le départ des Talibans mais cet attentat a aussi été le point de départ vers quelque chose de dramatique, comme une troisième guerre mondiale (des états contre des groupes inspirés par la même doctrine). Les conséquences ne sont pas encore déployées en totalité.

            B. Geremek souligne le retour de l’événement, par opposition à la doctrine de l’école des Annales (Braudel) pour qui seule compte la longue durée, l’événement n’étant qu’un petit sursaut. Au Moyen-Age, il n’y a pas de médias (radio, TV), il n’y aurait donc pas d’événement ? Il y avait un certain mépris de l’événement. L’événement découvre une réalité. Braudel raconte une expérience qu’il avait faite une nuit à Bahia : il avait vu la nuit éclairée par des lucioles pendant un petit instant avant le retour de la nuit noire. C’était pour lui la métaphore de l’événement : pour un instant, il donne la possibilité de voir ce qui se passe dans la vie des hommes (parfois une bataille, parfois un événement de la vie quotidienne racontée dans la littérature). Le 11 septembre n’a pas l’importance qu’on lui a attribuée : le monde est le même dans ses structures profondes. Cet événement a découvert la haine, une haine qui a trouvé des outils pas encore utilisés jusqu’alors : la destruction symbolique du capitalisme américain (les tours) et de la puissance américaine (le Pentagone) avec peu de choses. Cet événement a découvert quelque chose  d’inimaginable, de l’ordre de la science-fiction, du rêve négatif dans la réalité. C’est tout le contraire de Solidarnosc, qui nous a montré qu’il y a une place pour les rêves irréalisables : cet événement  a montré des hommes se comportant en hommes libres. Solidarnosc a placé un rêve dans le cours de l’histoire.

            Après le 11 septembre, nous sommes dans le même monde mais tout d’un coup nous le comprenons.

            H. Rousso : l’événement est imprévisible, l’historien doit donc être modeste face à l’événement quand on dedans. Pour interpréter le 11 septembre, il faut se demander s’il s’inscrit ou non  dans une chaîne d’événements. Les événements le sont pour leurs contemporains avant de l’être pour les historiens. Le monde entier a été sidéré le 11 ou le 12 septembre : l’historien doit prendre cela en compte. Cf la définition d’Anna Arendt : l’événement est un fait sur lequel les catégories de pensée n’existent peut-être pas encore; c’est donc un défi majeur lancé à la raison que de rabattre l’événement qui arrive au même, de le rapporter à une forme d’analogie. Il faut donc un outil pour comprendre cette radicale nouveauté. Cf l’Holocauste : la singularité de cet événement fait qu’il n’est pas facile à comprendre. Le 11 septembre constitue une métonymie : c’est une attaque contre la civilisation capitaliste, mais dans les images on retient surtout les Tours (elles possèdent une dimension universelle qui ne concerne pas que les USA) et non le Pentagone (cœur de la puissance américaine, il permet moins l’identification).

            Le même phénomène s’est produit en 1968 ou après 1918 : la sidération puis la peur de l’oubli : « plus jamais ça », « il ne faut jamais oublier ça » , « comment commémorer ? »… La commémoration s’est produite avant même la fin du déblaiement, de peur que les générations ne comprennent pas la portée de l’événement.

J.-N. Jeanneney : à propos du Pentagone, on n’a pas montré d’images. Pour les Tours, les images ont été diffusées en temps réel : l’événement était en direct. D’autres événements ont été vécus universellement : l’homme sur la lune (il y avait de l’inquiétude mais pas de surprise), la chute du Mur de Berlin (c’était une émotion positive, ce n’était pas un drame humain). Avec le 11 septembre, la focalisation est de nature spécifique : cela « ramasse » quelque chose de fort. Ben Laden a joué de la télévision en se présentant comme le faible attaquant le fort. L’historien des médias doit analyser cela.

M. Winock : pour beaucoup d’historiens, l’événement est révélateur. Le 11 septembre révèle que les USA sont un colosse aux pieds d’argile; il révèle également la montée dangereuse et planétaire de l’islamisme et donc un rapport de forces planétaire. Pour l’histoire de la politique, l’événement est aussi créatif : il transforme. L’histoire des longues durées écarte les événements comme l’écume mais ceux-ci peuvent transformer les hommes (cf la Révolution Française pour Braudel mais celle-ci a changé la mentalité des Constituants en quelques mois). Les USA ont subi un profond changement des mentalités (leur sentiment d’invulnérabilité a disparu). C’est aussi par le changement des mentalités que le 11 septembre est un événement.

B. Geremek : on connaît la chute de l’Empire romain parce qu’il n’existe plus autour de nous et parce que Gibbon l’a décrite. Mais à cette époque, comment l’a-t-on su ? On n’a pas toujours d’événement éclairant. On ne le sait que plus tard. Même chose pour la chute du bloc soviétique : on a su plus tard qu’elle avait commencé avec l’Afghanistan.

H. Rousso : Bloch a vécu l’événement en tant qu’intellectuel, face à la défaite qu’il a essayé de comprendre, tandis que Braudel, prisonnier de guerre et donc au cœur de l’événement lui aussi, l’a refusé et l’a mis hors de sa compréhension. L’événement change le passé, il est donc intrigant pour l’historien. Le poids de 1945 avant la chute du Mur était très important car nous étions dans un système bi-polaire. A la fin du bloc soviétique, l’année 1945 perd de son importance; il y a donc une réévaluation de son poids et une réévaluation à la hausse de 1914. L’événement bouleverse l’ensemble de la compréhension du temps. Le mot « révélateur » laisse sous-entendre qu’une structure existait déjà , or ce n’est pas le cas : l’événement crée une nouvelle structure.

B. Geremek : dans les pages écrites sur la bataille de Lépante (dans la Méditerranée), Braudel voit les forces de l’époque en présence et le sort de l’Espagne à travers cette bataille : il se sert de l’événement. Bloch a étudié les fausses nouvelles pendant la guerre pour en fait comprendre les hommes du MA (les faux documents au MA).

J.-N. Jeanneney : la chute du Mur a apporté une lumière différente sur les grands républicains d’avant 1914 : Jaurès etc…, qui de ce fait reprennent de la fraîcheur. L’opposition entre Wilson et Bush reprend une singulière importance depuis le 11 septembre. Elle représente l’opposition entre le multilatéralisme et l’unilatéralisme, plutôt qu’entre l’isolationnisme et l’interventionnisme. Wilson pense que les rapports entre les pays ne sont pas seulement fondés sur la force. Bush est plus « poker » qu’« échecs ». Wilson veut maîtriser la force terrible des événements inattendus, ce qui entraîne un jeu très compliqué, bien loin du poker.

M. Winock : le vide de l’Europe est révélé par le 11 septembre : il a montré son impuissance. L’intégration des dix risque de retarder une construction véritable. Sinon l’Europe fera preuve de suivisme par rapport aux USA. La France est en tête de la réaction contre des frappes sur l’Irak mais cela aurait plus de portée si l’Europe toute entière réagissait et non la France seule. Il ne s’agit pas d’antiaméricanisme mais de désaccord sur les moyens de la réaction. Le 11 septembre a permis la mise au jour des mentalités et non des changements.

J.-N. Jeanneney : ce ressenti va-t-il agir comme un ressort positif pour les Européens ? Cela va-t-il aboutir à une Europe européenne, construite, différente des USA (et contre les USA) ? Le malheur va-t-il se transformer en construction européenne ?

B. Geremek : l’élargissement de l’Europe est indispensable : ce serait la vraie fin de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide. Ce serait donner une chance de survie et de puissance à l’Europe. Cela coûterait un euro par mois par citoyen européen pour cet élargissement : ce n’est pas un problème financier ! Cela représente 0.12% du PIB des pays européens. L’opposition entre Wilson et Bush permet de voir les choix qui se posent dans la politique américaine. Les USA sont face à un choix : faut-il ou non une guerre préventive ? il faut que l’Europe cherche à les convaincre de ne pas choisir la guerre préventive. Il faut retrouver un rapport raisonnable entre l’Europe et les USA : c’est la leçon du XX° siècle. L’Europe ne doit pas être un satellite des USA. Elle doit faire valoir la « solution éducative » (D. de Villepin) prônée par l’ONU et convaincre le peuple irakien des torts de l’Irak.

H. Rousso : la différence aussi entre Wilson et Bush, c’est que le premier a gagné la paix et que le deuxième a gagné la guerre. L’Europe depuis 1945 s’est construite sur le refus de la guerre. Comment les démocraties envisagent-elles la guerre ? Quelles sont leurs armes contre un ennemi invisible ? Il faut engager le débat sur ces questions. Il faut aussi se poser le problème du rapport entre le droit et la violence. La violence légitime et encadrée est accordée par l’ONU. Les victimes sont des civils. Il y a une montée des institutions qui encadrent et réfrènent la violence (ONU, tribunaux internationaux). Qui encadre aujourd’hui ? Les USA ?

M. Winock : l’élargissement de l’Europe, oui, mais quand et en combien d’étapes ? C’est quand elle sera sûre d’elle qu’elle pourra s’élargir. Il faut d’abord un « noyau dur ». L’Europe est molle, elle est si pacifiste qu’elle oublie que le rôle d’un état est de défendre ses citoyens à l’extérieur et la concorde à l’intérieur. L’effort de guerre pour l’éviter est fondamental. Il est absurde de l’opposer aux moyens donnés à l’école. Si on ne le fait pas, il n’y aura pas d’autonomie de l’Europe. C’est un effort tragique car on n’est pas dans une paix perpétuelle. Si on combat l’idée de superpuissance des USA, il faut aussi combattre le pacifisme et se défendre sans eux. Cf de Gaulle : la police (pour l’ordre intérieur) et l’armée (pour soutenir le pays, avec l’idée de la virtualité de l’emploi de la force). L’intervenant souligne l’extrême pauvreté du débat stratégique aujourd’hui, à une époque où la bombe ne suffit plus pour prévenir la guerre du fait de l’extrême instabilité de la planète (à la différence de l’époque de la guerre froide). Il faut donc adapter les moyens à la finalité, notamment par la solidarité européenne. Il faut une coopération renforcée entre ceux qui sont déjà prêts en Europe, pour lui donner son indépendance et sa force. L’amitié franco-allemande s’est étiolée au cours des dernières années : c’est dommage. La progression s’est toujours faite avec les Allemands depuis 1945. Le binôme entraîne les autres autour d’une volonté commune.

B. Geremek : des institutions internationales sont indispensables dans ce chaos; pour cela il faut des valeurs communes, universelles (droits de l’homme, état de droit…). A propos du 11 septembre, les hommes qui ont commis cet acte sont-ils en dehors de notre univers ? La réponse est difficile. Les rapports entre les Américains et les Européens se jouent sur le problème de la dignité humaine, du rapport à la vie. La jonction  apparue entre le suicide et le fait de tuer des hommes est étrangère à notre civilisation qui prône le respect de la personne et de la vie humaine. Sur ce plan, les USA et l’Europe se situent du même côté. Recréer une différence entre les deux sur le plan des valeurs et de l’idéologie n’est ni vrai ni raisonnable. Il y a les mêmes fondements moraux même si des comportements sont jugés révoltants : la communauté est plus profonde que toutes les différences.

H. Rousso : l’Europe a la mémoire courte : les USA sont venus à notre secours en 1917 et en 1944. La suppression du service militaire représente un enjeu considérable, avec un débat pourtant modéré. Quelle armée, quelle défense ? Quelles sont ses missions ? Ce qui est en jeu, c’est le rôle de gendarme pour la France. Faut-il une armée européenne pour jouer ce jeu ? L’ordre national est devenu un ordre mondial. Jusqu’ici les USA ne se préoccupaient pas de l’ordre national, ils ont maintenant le problème inverse : ils se préoccupent de l’ordre mondial qui est aussi leur ordre national. L’ordre national est devenu l’ordre mondial : par exemple faut-il ou pas envoyer des soldats en Yougoslavie ?

B. Geremek : la guerre est l’aveu d’une faiblesse et d’une impuissance même si elle est nécessaire. Par exemple la guerre entre les Serbes et les Kosovars est le résultat d’une haine à face laquelle on n’a pas réagi. On n’a pas réagi en remontant à la source : l’éducation (savoirs, instaurer un débat avec des références communautaires entre des gens différents). Le problème de la pauvreté ne doit pas ressortir à une rhétorique tiers-mondiste facile : elle est contre l’ordre naturel, contre les Droits de l’Homme. Ainsi il faut instaurer un ordre mondial non du plus fort mais de la communauté partagée.

J.-N. Jeanneney : le 11 septembre ne provoquera pas de tensions de longue durée si le rôle de l’école consiste à être un creuset des différences sans les nier ni les susciter.

M. Winock souligne le rôle de l’occident dans les inégalités (par exemple la faim). La fin de la pauvreté signifierait-elle la fin de l’histoire ? Non, car les inégalités sont moteurs de conflits, de haine, de violence, mais il y a aussi les inégalités de religion qui provoquent cela  (cf les guerres de religion au XVI° siècle : elles nous offrent une vision du monde en conflit, en proie au fanatisme). S’il n’y avait plus de conflits, ce ne serait plus la terre mais le paradis !

Compte-rendu réalisé par Isabelle Didierjean

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