« L’HISTOIRE PLANETAIRE DE L’HUMANITE ET
L’HISTOIRE HUMAINE DE LA PLANETE »

Conférence d’Edgar Morin (sociologue), samedi 13 octobre 2001, dans la salle de la Halle aux Grains (Blois). Les mots et les phrases entre guillemets rappellent les propos significatifs ou les citations d’Edgar Morin.

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Compte-rendu réalisé par Jacques Galhardo. 

INTRODUCTION

En introduction, Edgar Morin fait de la phrase de Karl Marx la problématique de sa conférence : « les sciences de la nature embrasseront les sciences de l’homme. Et les sciences de l’homme embrasseront les sciences de la nature ». Il évoque ensuite, pour l’infirmer, la thèse de la « fin de l’histoire ». Il note, en effet, qu’après les années soixante, le plus grand des récits commence à s’écrire avec la découverte d’ancêtres hominiens et les théories du « Big Bang » : l’histoire fait irruption dans un cosmos de 15 milliards d’années.

« l’histoire de la terre est une histoire biologique et physique »

 Dès le XIXème siècle, Lamarck et Darwin avaient expliqué que l’histoire de la vie n’était pas linéaire. Ils penchaient, l’un et l’autre, pour une vision systémique des sciences naturelles. Edgar Morin développe, alors, les différentes théories de la tectonique des plaques et de l’apparition de la vie sur terre. Il conclut sur deux idées force : « nous sommes les enfants de la terre » et « l’histoire de la terre est une histoire biologique et physique ».

Edgar Morin s’intéresse alors à la notion d’écosystème qu’il définit comme une « interaction qui s’autorégule ». Cette organisation spontanée est cruelle (puisqu’elle se fait par la mort), mais remarquable, également, car elle ne dispose pas de cerveau constituant un centre de décision. Les écosystèmes se lient entre eux pour former la biosphère. Cependant, si l’on observe l’histoire et la vie de la planète, ses mouvements demeurent chaotiques : ils ne se font ni à la même vitesse, ni sur un même axe, ni sur une même trajectoire. L’histoire et la vie de la planète sont chaotiques et événementielles. En guise d’arguments, Edgar Morin cite et développe les théories sur la disparition des dinosaures et le surgissement de grandes variétés d’espèces, il y a 6 millions d’années.

« l’autonomie animale (ou humaine) est indissociable d’une dépendance de la nature »

Il revient sur la thèse (qu’il partage) d’Yves Coppens  après la découverte de Lucy : la régression de la forêt (Dubaï) expliquerait le choix de la posture bipède. Il indique que la découverte de Michel Brunet (la mise à jour d’Abel, un bipède de 35 millions d’années, en milieu forestier) a construit une nouvelle explication : une, deux (voire trois) espèces auraient fait le choix d’être bipèdes sans lien direct avec l’évolution de la nature. Edgar Morin ne voit pas de contradiction entre les deux thèses. Elles seraient même complémentaires : si on trouve des ancêtres qui ont fait le choix de la bipédie en forêt, ce choix fut déterminant en savane. Cette remarque l’amène à préciser son point du vue sur la place du langage.

Edgar Morin soutient la thèse que le langage précède la culture chez l’homo sapiens. Il est, selon lui, impossible de séparer nature et culture : tout ce qui est acquis constitue la forme squelettique du langage et précède l’émergence de l’esprit (« the mind »). Il définit, ainsi, les caractéristiques de l’humanité : la connaissance, la conscience… Pour Edgar Morin, « l’autonomie animale (ou humaine) est indissociable d’une dépendance de la nature ». Il note que les deux mots peuvent paraître antagonistes, mais il insiste sur le lien réflexif entre « autonomie » et « dépendance ».

Puis il pose la question de la disparition de l’homo sapiens : massacre ? Génocide ? Virus ? La question se pose également pour les Mayas du Yucatan… Pour envisager le début d’une solution, il propose de découper en deux phases le cadre dans lequel se fait cette disparition : d’abord la « diaspora de l’humanité », puis l’effort pour « recoller les morceaux ».

1.      La diaspora de l’humanité

 Les premières sociétés sont peu nombreuses, dépourvues d’Etat, d’agriculture, et ne dégradent pas leur environnement grâce à la pratique du nomadisme. Elles s’adaptent à l’environnement et adaptent cet environnement. Sur la question du langage des hommes de ces sociétés, Edgar Morin précise que « tous les humains sont jumeaux par le langage et différents par la langue ».

La transformation de la nature correspond à l’histoire humaine. Mais qu’est-ce que l’histoire ? Le sociologue évoque alors la révolution néolithique sans la nommer : l’apparition de l’agriculture, la sédentarisation et la formation de l’Etat. Il ajoute la domestication de l’animal, mais précise aussitôt que c’est aussi celle de l’humain. Très vite, la question de la guerre est posée pour assurer l’autonomie de ces sociétés. Elle est favorisée par l’usage du cheval. La guerre s’explique par le besoin de ravitaillement (nourriture, fer…), mais aussi parce que les problèmes naturels (sécheresse par exemple) peuvent constituer une menace pour le groupe. Dans cette perspective, elle n’est, au fond, qu’un prédateur comme un autre…

 A la fin de cette phase d’éclatement, de grands empires s’érigent. Certains disparaissent, d’autres, non. Ces sociétés restent, de tout façon, très vulnérables face à la nature (choléra, peste…).

2.      La seconde planétarisation

 Cette seconde planétarisation passe d’abord par la diffusion et l’échange de produits (la cerise vers la Chine, la poule et l’abricot quittent l’Inde pour l’Europe…). Cette diffusion et ces échanges renforcent la place de grandes civilisations. Edgar Morin cite l’exemple de la Chine avec l’invention de la boussole, du papier, de l’imprimerie…

Il note que les découvertes des navigateurs Arabes, Portugais ou Espagnols correspondent à des découvertes astronomiques capitales. Mais ces découvertes maritimes ont aussi pour conséquence l’unification microbienne (expansion de la syphilis ou de la tuberculose, par exemple). Le rôle de l’histoire de la nature et de l’environnement sur celle de l’homme trouve d’autres exemples dans le propos d’Edgar Morin : rôle de la disette de l’hiver 1788/89 sur les événements révolutionnaires, celui du climat lorsque Napoléon se trouve à Moscou et toujours ce même climat qui en 1941 immobilise les troupes du Reich…

Parallèlement cette planétarisation s’accompagne d’une urbanisation. Edgar Morin note que cette évolution s’accompagne, dans un premier temps, d’une « esthétisation » de la nature. Il cite en exemple le livre d’Alain Corbin : l’homme dans le paysage. Puis, dans un second temps, on se détache de la nature… Ce processus est visible par l’apparition massive de l’usage des engrais, des pesticides… Les animaux deviennent des « objets » pour la consommation de masse… Il faut attendre les années soixante-dix pour voir l’apparition d’une conscience écologique. Il cite le club de Rome et un livre : la mort de l’océan.

« l’humanité est une partie intégrée de la nature et désintégrante de cette même nature »

Avec Seveso, les pluies acides, Tchernobyl, la question du réchauffement de la planète (dont il avait rappelé auparavant l’étymologie : « astre errant »), les pollutions des nappes phréatiques, les conséquences de la déforestation…, Edgar Morin rappelle le rôle de « désintégration de la nature » par les hommes. Et il conclut par une formule : « l’humanité est une partie intégrée de la nature et désintégrante de cette même nature ».

Au fond, la « mondialisation » n’est pas une, mais multiple : c’est celle des Droits de l’Homme, de la démocratie, de la place des femmes, de l’économie… Ces mondialisations se manifestent par des avant-gardes (médecins du monde, reporter sans frontière…). Elles révèlent le « destin planétaire de l’humanité », mais aussi (paradoxe) « l’absence de société monde » ! S’agissant de la « terreur mondialisée », Edgar Morin note que la « menace de tout était depuis longtemps présente », mais non dans les consciences. Il cite en exemple la Guerre froide, la menace que constituent les armes chimiques… Cette prise de conscience est aussi celle de la place relative de l’ONU. Il s’attarde sur l’épisode américain de Kyoto, mais ajoute que le retrait de GW Bush de l’accord montre l’absence de conscience de cette mondialisation. En s’appuyant sur les attentats du 11 septembre 2001, Edgar Morin nous invite à nous interroger : « sommes-nous tous américains ou des citoyens de la terre ? »

Conclusion : « (…) tandis que se multiplieront les fourmis »…

Pour conclure son intervention, Edgar Morin avance qu’il existe une histoire de la terre, mais qui manifeste le « besoin de pilotage et de régulation ». Il compare notre situation à celle des voyageurs d’un « grand vaisseau-terre » dont les sciences, les techniques, l’industrie, le profit ou l’économie seraient les moteurs, mais qui n’aurait pas de pilote ! Face à cette approche pessimiste, il fait appel à la formule de Hegel : « la sagesse (philosophie) est comme l’oiseau de Minerve, elle prend son vol au crépuscule ».

Pourtant, le « crépuscule » est bien présent dans l’esprit du conférencier lorsqu’il cite le livre de Freud : Malaise dans la civilisation (1932) et en rappelle le propos : « nous sommes à l’ombre de la porte de la mort de l’humanité ». Il rappelle enfin les deux formes de barbarie qui ont suivi : Auschwitz ou l’Union soviétique et le terrorisme. La conclusion s’ouvre sur une sorte d’alternative fataliste : si nous ne réagissons pas, « la terre continuera son évolution, tandis que se multiplieront les fourmis »…

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